Emma était une jeune femme de son époque. Elle était connectée.
Sur ses divers profils en ligne on pouvait lire « international creative consultant, stylist and life lover, founder of Emma’s way of life ». Ses articles sur l’air du temps, la mode, l’art de vivre ou tout autre sujet lui tenant à cœur, recevaient des millions de « likes »: autant de petits cœurs, pouces levés ou commentaires, provoqués par le ton acéré et plein d’humour qui avait fait sa réputation. Ses écrits étaient illustrés par ses photos, ses croquis caricaturaux ou ses vidéos inspirées. Elle était connue, reconnue et débordée. Absorbée par son métier, à 29 ans, elle n’avait pas une minute à consacrer à sa vie privée ou à sa famille. Elle naviguait entre Montréal, Paris et New York en passant par Miami ou Los Angeles, sans oublier Hong Kong. Elle était citoyenne du monde et vivait sans frontières, perpétuellement en transit. Qu’elle habite physiquement au Canada, en France, aux États-Unis ou au Groenland, n’avait aucune espèce d’importance. Elle était Emma, et cela était suffisant. Ses origines françaises ajoutaient une touche d’exotisme à son profil et ne faisaient qu’accentuer l’admiration que lui vouaient ses followersaméricains ou japonais. Les Européens, eux, se sentaient d’autant plus proches d’elle. Et pour les Québécois, elle était de la famille. À la veille de ses 30 ans, elle était devenue l’amie de 999 000 individus dans le monde. En sachant qu’elle avait créé son blogue à 25 ans, et qu’elle fêterait ses 30 ans dans un jour, cela faisait une moyenne de 199 800 amis par an, soit environ 547 amis par jour. Même en s’imaginant qu’elle aurait passé ses journées à vagabonder dans les rues de Montréal en sympathisant avec toutes les personnes qu’elle aurait pu croiser, cela tenait de la science-fiction! Chacune de ses publications déclenchait des milliers de commentaires, la plupart d’un intérêt tout à fait relatif, rédigés essentiellement en anglais, et provenant du monde entier.
Elle considérait ses abonnés comme sa famille, tout du moins ses proches. Sa vie semblait dépendre de leur fidélité: plus d’abonnés, plus de sponsors, plus de contrats, plus de reconnaissance, plus d’amour. Moins d’abonnés, moins de tout, voir plus rien du tout, la fin de tout, le néant.
La mort.
Elle ne l’aurait pas formulé en ces termes, mais la façon dont elle menait sa vie, orientait ses choix et définissait ses priorités, laissait deviner que c’était ce qu’elle ressentait inconsciemment. Pour preuve, au texto que sa mère lui avait envoyé le jour même: « Emma, on t’attend demain à 19h00 pour fêter ton anniversaire », elle avait répondu « j’essaierai d’être là, peut-être retardée ou en jet lagpour cause d’ interviewavec Vogue France/Paris ».
En lisant la réponse de sa fille, la pauvre Madeleine avait levé les yeux au ciel et s’était contentée de transmettre à son mari « On la perd, Robert, on la perd! », ce à quoi Robert avait rétorqué « Du moment qu’elle s’y retrouve! C’est peut-être nous qui ne sommes plus dans le coup et totalement perdus ma chérie, va savoir? ». Ce genre de remarque avait le don d’agacer Madeleine. Elle avait bien conscience qu’elle n’était pas très au point vis-à-vis des réseaux sociaux, mais elle avait un compte Instagram, ce qui n’était pas le cas de Robert. Elle suivait sa fille, lisait ses articles et les commentaires auto centrés de ses abonnés. Elle avait beau chercher un sens à tout cela, elle ne le trouvait pas. Ce qui la laissait perplexe était la façon dont l’intimité de sa fille filtrait à travers ses écrits ou les images qu’elle publiait. Cette étrange absence de pudeur lui faisait peur, ce n’était pas sain…
Emma exposait sa vie sur internet, mais Madeleine ne la reconnaissait pas. Elle avait la sensation qu’il s’agissait d’une autre Emma, pas la sienne, pas celle qui, de temps en temps, daignait la joindre par Facetime. Cette application était une bénédiction, il suffisait d’effleurer l’icône et la distance, les frontières étaient abolies. Sa fille se retrouvait en face d’elle, sans filtre, sans retouche et elles pouvaient enfin se parler. Ce rituel avait presque remplacé les rencontres physiques, à tel point que ses petits-enfants, Julius et Marcus, les jumeaux de son autre fille, appelaient leur tante « Tatie Tablette ». De fait, ils ne l’avaient que très rarement rencontrée autrement qu’à travers un écran.
Madeleine avait préparé le plat préféré d’Emma, avait commandé un gâteau splendide chez un pâtissier, dont sa fille louait le talent dans un récent article, et avait invoqué toutes les divinités possibles pour qu’elles lui viennent en aide et persuadent Emma de se montrer à sa fête d’anniversaire.
Malgré tous ses efforts, elle doutait que ce miracle se produise. Elle n’avait pas vu sa fille en chair et en os depuis plus d’un an. Le dernier gâteau d’anniversaire avait fini dans la poubelle et Madeleine en larmes: sa fille avait préféré un défilé de mode clôturant la fashion week milanaise. Aucune photo du défilé n’avait été publiée sur le blogue ni ailleurs.
Emma avait fini son échange avec la journaliste de Vogue, elle était épuisée. Après ces cinq années passées à défier les fuseaux horaires, elle ne s’y faisait toujours pas. Six heures de décalage entre Montréal et Paris, trois couches de fond de teint pour cacher ses cernes, mais un seul glissement de doigt pour passer d’un continent à l’autre. L’être humain était dépassé par le progrès. Emma avait l’impression que la technologie accélérait les choses, créait une sorte de distorsion de l’espace et du temps et absorbait l’énergie vitale des êtres vivants. Son cerveau et son corps ne pouvaient pas en supporter davantage. Elle était à bout et continuait malgré tout à sourire sur tous ses selfies. Et comme si ce mensonge n’était pas suffisant elle n’hésitait pas à y ajouter une description idiote du genre « Vis tes rêves! », tout en crevant d’envie de crier « Je vis un cauchemar! », évidemment le tout en anglais pour plus de profondeur.
Trop de tout tout le temps... Trop de tout qui ne sert à rien. Trop d’alcool, là maintenant. Trop souvent seule, toujours toute seule.
Juste une pause.
Ce soir, elle voulait appuyer sur le bouton-stop, se mettre en « mode avion », couper le réseau, se déconnecter.
Elle essayait de se persuader que c’était la seule solution, mais ne pouvait s’empêcher de compter les notifications qui apparaissaient sur son écran, l’avertissant qu’elle avait un nouvel abonné.
Elle allait atteindre le million, c’était le cadeau dont elle rêvait pour ses 30 ans. Un million d’abonnés: le monde à ses pieds ! Ça y est, elle y était ! Le millionième s’appelait « R » et avait postéen commentaire un smiley en pleurs. Peu lui importait, elle avait réussi et avait tout fait pour cela: son dernier postétait fracassant. Champagne!
La sonnerie de Facetimeretentit et le visage de Madeleine apparut sur l’écran:
« Emma, où es-tu? Nous t’attendons. Les jumeaux sont là, ta sœur aussi. Julius, Marcus, venez faire un coucou à Tatie…ne me dis pas que tu as raté ton avion! »
Emma n’avait pas envie de répondre, pas envie d’expliquer pourquoi elle ne viendrait pas. Elle se donna juste la peine d’esquisser un sourire et de bafouiller un « Désolée maman, le boulot… la connexion est super mauvaise là, ça va couper… fais un bisou à tout le monde, je te rappelle dès que je peux… »
Madeleine se retrouva devant un écran noir. Elle était persuadée que sa fille venait de lui raccrocher au nez. Cette fois le repas n’allait pas se retrouver à la poubelle, ils le mangeraient avec leur autre fille, leurs petits-enfants. Mais il n’y aurait pas de bougies, pas de rires, pas de cadeaux, c’est l’absence d’Emma qui occuperait toute la place. Madeleine ne voulait pas craquer, mais elle se sentait perdue. Comment était-il possible que leur fille ait disparu de leur vie, alors qu’elle apparaissait quotidiennement sur les écrans de milliers de personnes?
Elle voulait la retrouver, elle ne voulait plus d’une fille faite de pixels, elle voulait la serrer dans ses bras, la sentir, l’embrasser.
« Je n’en peux plus, Robert! Là, elle exagère! ». Contre toute attente, Robert répondit d’une voix étonnamment grave: « Oui, là, elle exagère. »
Il posa le téléphone portable qu’il tenait dans sa main. Il se leva, enfila son manteau et se dirigea vers la porte de l’appartement. Quand Madeleine lui demanda où il comptait aller, il se contenta de dire « Je vais la chercher! ». Il ne prêta pas attention à Madeleine qui criait qu’il perdait la tête, qu’Emma était à Paris!
Julius et Marcus suivirent leur grand-père dans l’escalier, inquiets de le voir partir sur un coup de tête, ils lui demandèrent: « Papi, tu fais quoi? Tu vas chercher Tatie Tablette? Tu sais où elle est? ». Robert essuya discrètement une larme naissante et leur répondit: « Oui mes trésors. Elle s’est perdue dans sa tablette, mais je vais la retrouver et vous la ramener! »
Lorsqu’il sortit dans la rue, la voix de Madeleine résonnait encore dans sa tête: « Emma est à Paris!... »
Sa fille n’était pas à Paris. Sa fille était dans un studio à quelques rues de chez lui. À la suite de perpétuels contretemps qui retenaient Emma loin de sa famille, il avait entrepris de comprendre la vie de sa fille. Il avait analysé tous ses posts, avait recoupé les informations et avait réussi à en déduire qu’Emma n’avait pas quitté Montréal depuis plusieurs mois. Elle ne vivait plus sans frontières, elle vivait enfermée. Enfermée dans une réalité qu’elle s’était créée. Il avait espéré qu’elle réagirait avant de franchir une limite de trop, celle du respect de soi. Mais le jour de ses 30 ans, cette frontière aussi avait disparu de la vie d’Emma et Robert y avait assisté en direct.
Avant qu’il ne quitte l’appartement et que l’écran de son téléphone ne se mette en veille, une jeune femme nue, une bouteille de champagne à la main, en occupait toute la surface. En haut de l’écran, on pouvait lire « international creative consultant, stylist and life lover, founder of Emma’s way of life » et sous la photo « Vie rêvée! ». Robert aussi avait un compte Instagram. Son pseudo était « R ».
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