Comme il n’y a pas d’autobus de nuit pour Chachapoyas, Maria Teresa et moi prenons celui pour Corral Grande qui arrive à 5 heures du matin, mardi, après 270 kilomètres et 8 heures de route. Je n’ai pas bien dormi. Les sièges étaient inconfortables au possible et la route, sinueuse.
Groggy, je me présente à un poste de contrôle de la police péruvienne avec ma mine d’ours mal léché et indique notre destination finale: Kuélap.
Le policier m’incite à monter dans sa voiture qui va à Bagua Grande, à 22 kilomètres. J’hésite, car certaines polices latino-américaines ne rendent aucun service gratuitement, c’est Maria Teresa qui me l’a enseigné! Mais la fatigue aidant, nous voici dans leur voiture.
Si je n’étais pas bien réveillé, je le suis à notre arrivée, car le conducteur exige 10 sols! C’est du vol! Nous allons nous faire extorquer par la police! Nous descendons sans rien donner puis demandons aux villageois l’endroit d’où partent les minibus pour Pedro Ruiz. Ils demandent à d’autres qui demandent à d’autres et bientôt tout le village sait que deux étrangers veulent aller à Pedro Ruiz.
Un automobiliste offre de nous y amener gratuitement. Il nous confirme implicitement que les malhonnêtes sont dans la police!
À Pedro Ruiz, les minibus pour Chachapoyas sont encore vides. Or, autre coutume locale, un minibus part seulement quand il est plein à craquer. Nous avons déjà perdu des heures à ce petit jeu dans toute l’Amérique latine, alors plutôt que d’attendre, nous négocions un prix avec un chauffeur de taxi, car un taxi n’a besoin que de quatre passagers.
À 9h30, nous sommes à Chachapoyas. Plaza de Armas, la faim nous tiraillant, nous mangeons au restaurant Chacha. Ensuite, nous marchons jusqu’à la gare routière d’où partent les minibus pour Tingo, le village atteignable par la route le plus proche de Kuélap. Nous effectuons les 45 kilomètres en 2 heures, montons à 2000 mètres d’altitude.
Nous réorganisons nos sacs à dos de façon à n’emporter que le strict minimum et laissons, au poste de police du village, les affaires dont nous n’aurons pas besoin en espérant ne pas nous les faire voler!
Il nous reste le plus dur à faire: gravir la montagne et passer de 2000 mètres à 3100 mètres d’altitude, à pied.
Nous commençons notre ascension avec, dans mes maigres bagages, la tente. La pente est forte, le chemin rocailleux. Pourtant, des hommes et des femmes nous dépassent régulièrement, ils sont plus chargés que nous et pour certains, plus âgés.
Après trois heures et quarante minutes de marche laborieuse, nous arrivons à la dernière communauté avant le site archéologique. Nous y rencontrons une femme et ses cinq enfants, deux filles et trois garçons dont les âges s’échelonnent de 3 à 9 ans. Elle nous propose de passer la nuit dans une habitation proche de la sienne. Je lui dis que nous souhaitons camper, si c’est sécuritaire, elle me répond que oui et qu’elle ne nous facturera rien. J’insiste sur la sécurité, car nous avons croisé plus tôt des étudiants péruviens qui se sont fait voler leurs affaires pendant leur visite du site. Et puis je lui demande carrément si nous pouvons camper devant sa maison. Sereine, elle me répond que oui, comme si c’était une évidence.
Nous les suivons, elle et ses cinq enfants, jusqu’à leur demeure.
Je suis maintenant devant quatre murs faits de pierres. J’entre. Je ne saurais décrire mes sentiments. Je remonte dans le temps. Des poutres soutiennent un toit couvert de tuiles. Une étagère avec des ustensiles de cuisine par-ci, un matelas sur un rectangle de contreplaqué à 50 centimètres du sol par-là, et une table encombrée. Pas de plancher. Dans un coin, deux murs noircis par la suie et par terre: les cendres froides d’un feu pour cuisiner. Il n’y a pas d’eau courante, pas d’électricité, pas de toilette, pour ce couple et ses cinq enfants. Pas de téléphone. Pas de serrure à la porte. Dehors, des poules picorent des bouts de pain rassis.
Je plante la tente au milieu des enfants qui jouent et courent.
Plus tard, notre hôte rassemble quelques branchages, y met le feu et fait cuire le repas.
D’abord, nous mangeons avec elle. Elle nous explique que quatre de ses enfants sont scolarisés au village d’en bas. Le cinquième est encore trop petit. Ils se lavent tous une fois par semaine, dans un ruisseau plus bas.
C’est au tour des enfants qui, quand ils finissent de manger, disent chacun leur tour un sincère « Gracias! »1 à leur mère.
L’homme arrive, mal rasé, ses doigts boudinés, la peau du visage brûlée par le soleil. Il est vêtu de guenilles. Il a travaillé dans les champs, il est fatigué et mange. Il nous parle du site archéologique, du gouvernement qui veut s’approprier les terres environnantes et exproprier les gens comme lui et sa famille. Pour quoi? Un développement touristique…
Ils sont pauvres, toute leur richesse est entre ces quatre murs. Elle et lui sont plus jeunes que Maria Teresa et moi.
Le soir venu, avant de rejoindre notre tente, je lui demande si l’endroit est sûr. Il me regarde droit dans les yeux et m’annonce calmement qu’il est là, de ne pas me préoccuper et je sais qu’il pense ce qu’il dit.
Mercredi, debout à 7h30, je démonte la tente et ramène nos affaires dans la maison. Le petit feu fuligineux crépite déjà, le café est prêt. Nous petit-déjeunons. L’homme me propose ses services de guide touristique pour notre visite du site archéologique. J’accepte. Les quatre enfants scolarisés partent. Le plus petit, Samuel, surnommé « El moco »2, reste à la maison avec sa mère.
Nous gravissons ce qu’il reste de montagne jusqu’au site en compagnie de notre ami.
Il a un petit sac autour du cou, dedans des feuilles de coca. Il en sort plusieurs pour les mâcher. Il a aussi un petit contenant dans sa main gauche plein de cal3 qu’il vient mélanger de temps à autre aux feuilles de coca dans sa bouche. Une boule se dessine sous sa joue gauche.
Le site, construit entre 900 et 1100, est une forteresse dont les trois entrées se rétrécissent progressivement, si bien qu’une seule personne peut entrer à la fois.
Notre ami nous donne des explications. Un rempart protégeait jusqu’à 3500 habitants, dont des guerriers féroces et 400 maisons circulaires aux toits de chaume en cône. Certaines étaient décorées de frises de losanges.
Notre livre corrobore les informations qu’il nous donne. La vue donne sur la vallée et le Río Utcubamba qui serpente sereinement, à son gré.
À 11 heures, l’homme rentre à sa maison. Nous restons. Un employé en responsable de l’entretien des ruines me dit que lui et ses collègues n’ont pas été payés depuis plus de dix jours. Vu le prix d’entrée, je suis sidéré.
Nous rentrons pour le déjeuner, retrouvons le couple et tous leurs enfants, car ceux qui étaient à l’école ce matin sont rentrés. Nous parlons du site archéologique, des menaces d’expropriation.
Trois enfants repartent à l’école pour l’après-midi.
L’homme a loué un cheval efflanqué et part au trot pour un village afin d’y faire des courses. Son épouse est inquiète. Elle nous confie qu’il a tendance à boire et à dilapider l’argent au lieu d’acheter ce dont la famille a besoin.
Les enfants rentrent de l’école. Plus tard, je monte la tente avec eux.
En début de soirée, elle est là à l’attendre, elle a peur qu’il soit soûl. Et quand celui-ci réapparaît, soûl il est, en plus d’avoir mâchouillé beaucoup de feuilles de coca. D’ailleurs, il s’en excuse.
Au souper, sous l’effet de ses excès, il n’arrête pas de parler. Tout y passe, surtout Dieu, la Bible et la religion adventiste à laquelle il adhère. Peut-être cherche-t-il à expier ses péchés du jour? Mais il reste inquiet pour Maria Teresa et moi. La nuit va être froide. Il me donne des cartons à mettre sur le sol de notre tente. Nous allons tous nous coucher tôt. Maria Teresa et moi avons plus de place dans notre tente qu’eux sept sur leur matelas.
Jeudi, le jour se lève, il a fait froid la nuit dernière, mais le soleil vient nous réchauffer. Je plie la tente et nous faisons nos bagages. C’est notre dernier jour au sommet de cette montagne, en dehors du temps.
Nous prenons le modeste petit-déjeuner tous ensemble assis sur des bouts de troncs d’arbre. L’homme est encore inquiet pour nous. Il veut que nous soyons prudents et implore son dieu de nous protéger. Le monde à l’envers. Lui, sa famille sans le sou. Sous la menace d’expropriation. Mais c’est lui qui s’inquiète pour nous. J’ai honte, moi et ma liberté de voyager et les moyens de le faire…
Discrètement, Maria Teresa paie sa femme pour les repas, les petits-déjeuners, et puis elle lui donne plus en cachette. Il ne faut pas qu’il voie. Mais l’épouse ne veut pas que nous payions pour le dernier petit-déjeuner, elle veut nous l’offrir. Le monde à l’envers… Maria Teresa insiste.
Nous sommes coupables, coupables dans notre monde occidental, de ne rien faire pour eux et les millions d’autres qui survivent sur cette planète folle.
Ils se peignent et mettent leurs meilleurs vêtements, car nous allons prendre des photos. Et puis, ils nous chantent tous ensemble un texte de la Bible. Je suis ému. Tant de bonté, de simplicité, d’humilité, naturellement.
Trois des enfants partent à l’école. Nous les embrassons.
Pour finir, l’homme, toujours préoccupé pour la suite de notre voyage, veut faire une prière. Nous formons tous un cercle, elle, lui, les deux petits, Maria Teresa et moi. Ils ferment les yeux et prient pour nous deux. Le monde à l’envers.
Je leur donne l’accolade, mon sac sur le dos. Lui et moi nous regardons droit dans les yeux, je lis dans les siens qu’il veut que rien de mal ne nous arrive. « Gracias! »4 est tout ce que je peux lui dire.
J’entame la longue descente vers Tingo, la tête pleine de souvenirs. Je viens de vivre 36 heures avec des gens que je n’oublierai jamais.
Nous croisons un couple de touristes et leur recommandons la maison d’où nous venons. Plus bas, c’est un Japonais avec qui nous faisons de même.
Nous mettons près de trois heures pour atteindre Tingo où nous récupérons nos sacs à dos à la station de police. Tout y est.
Je monte dans un minibus pour Chachapoyas comme un zombi, toujours sous le choc. À destination, nous prenons, à l’hôtel El Dorado, notre première douche depuis lundi.
Avant de m’endormir, je me sens bizarre, comme si une partie de Kuélap était restée gravée à jamais en moi ou si un peu de moi était resté là-haut. Je sais que c’est un tournant non seulement dans ce voyage, mais dans ma vie. Je ne vois déjà plus le monde de la même manière. Je salue en silence notre décision d’avoir prolongé notre tour du monde, car les moments que je viens de vivre en haut de cette montagne sont exactement ce que je recherche dans la vie.
1 « Merci! ».
2 « Le morveux ».
3 Chaux.
4 « Merci! ».
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Commentaires
J'ai bien jouie de cette 'histoire', et je veux en savoir plus de vos voyages.
I would love to read the whole book you're writing, Joel.
Thanks for sharing.
Suzanne