« Tous les personnages sont pourvus de cheveux humains », déclamait avec force le guide du musée de cire, tout en se délectant du regard incrédule des touristes stupéfaits. Dit sur un ton grave après grande respiration dans une alcôve clair-obscur pour créer l’effet optimal, il avait attendu le moment opportun pour livrer sa phrase-choc. À l’instant même où, bouche bée, les visiteurs pénétraient la pièce pour se retrouver face à une scène effrayante où l’on apercevait Marguerite Bourgeoys, la fondatrice de la Congrégation Notre-Dame, et Jeanne Mance, la première infirmière au Canada, prodiguer des soins à un colon qui venait tout juste de se faire scalper.
Émus devant cette reconstitution au réalisme saisissant, d’aucuns n’osaient demander d’où pouvaient bien provenir ces fameux cheveux. Peut-être les dirigeants du musée étaient de mèche avec quelques thanatologues véreux des environs, suggérait-on, en chuchotant pour ne pas être entendu. Après tout, on est à deux pas des grands cimetières de Montréal.
Armand, 17 ans, détient la clé de l’énigme. « Ça provient directement de Calcutta, en lot de 25 livres dans des sacs de plastique, lui avait dit non sans fierté son père. Je le sais, car un jour, par erreur, un colis avait été livré ici au musée, plutôt qu’à l’atelier de Paris où sont confectionnés les personnages. L’Inde, s’était-il informé, est un pays où l’offrande de ses cheveux dans un temple dédié à Shiva ou à Vishnou est un sacrifice en échange de la garantie d’une santé meilleure ou pour favoriser la fertilité. Les cheveux sont ensuite revendus à des entreprises qui les trient, les lavent, les teignent et les traitent pour enfin les transformer en perruques ou en extensions destinées aux marchés occidentaux ».
Son père, Raymond – un menuisier de métier et bâtisseur de la plupart des scènes – et sa mère, non seulement officient en tant que gardiens du musée, mais aussi habitent le musée avec leurs quatre enfants.
Le musée de cire de Montréal, de son vrai nom le Musée historique canadien, recrée des tableaux de la vie coloniale au Canada, mais aussi des scènes de la chrétienté avec des personnages de cire grandeur nature. « Le cirque romain » en est certainement l’une des représentations les plus troublantes. Des croyants refusant d’abdiquer leur foi bientôt seront livrés aux fauves – exposant l’attente insoutenable d’une petite famille terrorisée dans un cachot au Colisée de Rome – par des soldats à la mine patibulaire, portant armure et glaives menaçants. Les visiteurs étaient déconcertés devant cette injustice et cette cruauté indicibles. Des femmes fondaient en larmes, des hommes contenaient leur colère, des enfants fuyaient.
Armand et sa famille logent au 3715 chemin Queen-Mary, à Montréal, à l’angle du chemin de la Côte-des-Neiges, un bâtiment muséal particulier, couleur sable, orné d’une grande arche au pourtour gravé de feuilles d’érable. Chaque année, 300 000 visiteurs y franchissent la porte d’entrée.
Armand est un garçon solitaire, taciturne et mélancolique. Aux réjouissantes célébrations de fin d’année à l’école secondaire, aux rassemblements du vendredi soir à la Grosse Orange Julep du boulevard Décarie, aux finales de football du Collège Notre-Dame, il préférait toujours la quiétude des grandes salles du musée, libres de visiteurs, une fois le jour tombé. Il aimait la bonne compagnie des personnages aux yeux de vitre. Beaucoup d’entre eux, notoires, recelaient un passé glorieux. Dans le cas du simple figurant, l’imaginaire débridé d’Armand pouvait sans peine le sortir de l’anonymat, lui inventer une vie, voire l’auréoler de lourds secrets.
Parfois, en pleine nuit, à l’insu de sa famille, Armand se glissait dans le dédale des coulisses, interdites aux non-initiés au risque de s’y égarer, pour se retrouver seul, dans la torpeur des catacombes aux dizaines de galeries thématiques, plongées dans l’obscurité. Muni de sa petite lampe de poche au faisceau obtus, il apportait un relief dramatique à des scènes qu’il connaissait pourtant par cœur, certaines par ailleurs étant déjà éprouvantes, même durant le jour, sous la lumière plate des néons. Dans un silence de sépulcre, il n’entendait que son propre souffle, quoique, de temps à autre, il avait l’impression de percevoir quelques chuchotements, peut-être même des lamentations. Une voix, il en était certain, s’adressait à lui, un appel à l’aide, un S.O.S.
S’il se moquait des rois, des présidents et autres souverains aux poses impériales et aux figures impassibles, il avait développé une affection particulière pour l’incarnation du frère André, humble portier du Collège Notre-Dame au début du siècle. On le montrait stoïque, mais résolu, inébranlable dans sa foi, assis à une petite table de bois. La ressemblance était si frappante. On pouvait le toucher, lui parler, et lui écoutait certainement. Pas comme la triste copie que l’on expose à l’Oratoire Saint-Joseph, de l’autre côté du chemin Queen-Mary. Fier du musée qu’il habite et des structures construites par son père, Armand estimait déloyale la concurrence livrée par la grande institution religieuse qui venait d’ériger un mini-musée entièrement dédié au célèbre thaumaturge. D’autant plus que, depuis quelque temps, on y annonce en grande pompe le loisir de se recueillir devant un reliquaire de verre contenant son cœur. Pour mousser le produit, les promoteurs affirmaient même qu’en y posant la main, on pouvait ressentir les pouvoirs surnaturels du petit frère portier qui, un jour, serait proclamé saint. Pour ajouter au sacrilège, on y vendait des porte-clés à coquille translucide contenant, disait-on, un petit carré de tissu noir découpé de sa soutane. Le petit frère qui, de son vivant, s’était toujours opposé à toute commercialisation de ses maigres biens, eût été le premier offusqué de cette pratique.
L’objet du tourment d’Armand n’a pas de nom: une jeune chrétienne, peu vêtue, frêle et fragile, à peu près de son âge, le dos lézardé par le fouet du bourreau durant une célébration de violence et de haine devant un parterre hilare de légionnaires romains. La petite anonyme – qui avait sans doute été punie pour avoir trop exprimé sa foi – occupait toutes ses pensées. Sa figure, encadrée d’une longue chevelure noire de jais, était crispée par la peur, mais de son être émanait une étonnante résilience, celle de la force morale d’une âme qui jamais ne cédera. S’il eut été possible de le faire, Armand aurait saisi l’épée du premier centurion venu pour mettre fin à ses souffrances.
Il l’avait nommée Aretha. Aretha, parce que, alors qu’il bâtissait le décor destiné à recevoir les nombreux personnages de la scène pendant la pause en janvier des activités muséales, le père d’Armand écoutait en boucle Respectd’Aretha Franklin, poussé à fond dans les haut-parleurs du musée.
Depuis des mois, Armand mûrit une idée folle. Il allait enlever Aretha. Une douce séquestration qui la libérerait de son emprise, du moins de façon momentanée. Il la tirerait de sa position inconfortable le temps d’une équipée à sillonner les rues de Montréal dans l’automobile de son père. Il lui procurerait des vêtements décents. Il l’assiérait sur le siège passager, fenêtre ouverte pour faire voler ses cheveux au vent. Il la ramènerait au musée, bien entendu, avant le coup de minuit, comme tout cavalier digne de ce nom.
Avec l’exaltante sûreté de celui qui croit son projet infaillible, Armand esquissait son plan avec enthousiasme. Il se buterait certainement à quelques obstacles, mais rien qui ne lui semblait insurmontable pour le mener à bien. Il saurait comment ne pas semer le doute dans l’esprit de sa sœur quand serait venu le temps de lui emprunter quelque costume pour vêtir Aretha. Il trouverait certainement une bonne raison pour convaincre son père de lui prêter son automobile. Il stationnerait la voiture proche de la porte de service de sorte qu’aucun témoin ne le verrait ni sortir ni entrer avec Aretha dans les bras.
Il fallait aussi prévoir un peu d’argent, pour se payer frites, hot-dogs et Cream Soda au Montréal Pool Room, et peut-être même pour acheter un paquet de cigarettes. Ce serait la cavale parfaite.
Il avait choisi un vendredi soir de mai. Comme le musée n’ouvre qu’à 11h le samedi, Armand aurait tout le temps nécessaire pour replacer Aretha dans sa triste condition.
Par malheur, le soir prévu, une pluie torrentielle inattendue avait lessivé ses plans. Le vendredi suivant ne devait pas poser problème, et tout était en place pour une opération heureuse, mais une convocation de dernière minute de tous les employés du musée – la direction allait faire une annonce importante – qui s’était étirée tard dans la soirée, rendit infaisable l’exécution de son projet.
La funeste nouvelle était tombée comme un couperet. Le musée allait fermer ses portes après soixante ans. On avait jugé l’établissement muséal périmé, voire privé de sens par les tenants de la modernité. Dans quelques jours, des camions viendraient et on enfournerait les personnages de cire dans l’indignité la plus abjecte, étêtés, démembrés et placés dans des boîtes, pour les livrer à leur dernier refuge, les entrepôts souterrains du Musée de la civilisation à Québec.
Catastrophé par la faillite de son projet, Armand insista pour faire partie de l’équipe de démembrement, d’emballage et d’identification des caisses contenant les individus de cire en pièces détachées. Il avait lui-même déposé les restes d’Aretha dans une boîte sur laquelle il avait inscrit son nom en grosses lettres noires, le titre et le numéro de la scène à laquelle elle appartenait, sa date de création.
Pris d’une crise panique soudaine, ruisselant d’angoisse, Armand ne pouvait plus tolérer le sort infligé à ces personnages qui avaient bercé son enfance. Au milieu des opérations, à la dérobade, il s’était enfui par la porte de service.
Depuis plus de trente ans, Armand conserve, classe et trie les archives des Clercs de Saint-Viateur à Outremont. Reclus toute la journée dans un réduit peu éclairé aux longs rayonnages et aux nombreux classeurs de fer, il ne s’ennuie pas. Il habite un petit appartement sur la rue Kent à Côte-des-Neiges avec sa blonde, pas très loin de l’ancien musée devenu restaurant végétarien. Bref, il va très bien. Ses petits épisodes psychotiques sont maintenant chose du passé. Tout n’était qu’illusion, que fantasme, que le fruit de son imagination débordante. Aujourd’hui, il en rit, une thérapie suivie et une bonne médication l’avaient remis dans le droit chemin.
Cet après-midi d’août, il avait quitté un peu plus tôt son travail. Une canicule tombe sur Montréal. Du jamais vu. Le mercure atteint 37 degrés dans une moiteur insoutenable. Les bâtiments centenaires des Clercs de Saint-Viateur ne profitent pas d’un système de climatisation. Armand saute dans l’autobus. Il voit peu de gens circuler sur la Côte Sainte-Catherine, ils reposent tous dans la fraîcheur de leur grande maison.
Armand ressent un doute affreux. Aurait-il oublié de mettre en marche le climatiseur avant de partir au travail ce matin? Sa blonde ne le fera pas, n’y pensera même pas. Elle n’y connaît rien. Elle est plutôt du genre stationnaire, elle passe ses journées assise à la table de cuisine à contempler on ne sait quoi. Armand est grandement inquiet. Avec cette chaleur et un air climatisé qui n’aura pas fonctionné de la journée dans son petit logement mal aéré, on le serait à moins. À peine sorti de l’autobus, il court comme un fou vers le gros immeuble en briques rouges où il réside. Des petits voisins en maillot de bain rigolent en dirigeant vers lui le jet d’un boyau d’arrosage, mais Armand n’a pas le cœur à rire. Il gravit les marches quatre à quatre. Son appartement est au huitième, l’ascenseur ne fonctionne plus depuis des semaines. Une vieille dame qu’Armand aime bien, Mme Winter, en robe de chambre, est assise dans l’escalier, haletante, à la recherche d’un peu de fraîcheur. En d’autres circonstances, il se serait arrêté, l’aurait secourue. Le cœur battant la chamade, Armand cherche sa clé partout. Sa main tremble tant qu’il peine à l’insérer dans la serrure. Elle coince parfois, cette satanée serrure, le propriétaire ne l’a jamais fait réparer. Armand pousse la porte avec fracas. Le souffle d’une fournaise le fige. Il a en effet oublié d’activer le climatiseur.
« Aretha! », s’écrie-t-il, affolé.
Elle était là, assise à la table, le corps fléchi comme une plante sans tuteur, le visage affaissé, la lèvre molle, des larmes sur les joues. Un œil avait décollé de son orbite. Sous la table, un amas de cire couleur chair se formait lentement. Son petit déjeuner, qu’Armand lui avait préparé comme il le fait chaque matin depuis 30 ans, était demeuré intact.
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