Contrairement à beaucoup sans doute, j’ai pénétré en Azerbaïdjan, non par la route, non par la Caspienne, non par l’aéroport de la capitale Bakou, mais par celui, beaucoup plus modeste et pourtant international, de Ganja, 2e ville du pays, au pied du Caucase, à un jet de pierre des ruines qu’a laissé le conflit du Haut Karabakh avec l’Arménie.
- Ganja? Tu as bien dit Ganja? me lancent mes enfants. C’est une blague? Tu m’en rapportes? [1]
Cette obscure bourgade des marches orientales de l’Europe fait des efforts pour être attirante, se rénove, s’embellit… L’avenue de l’aéroport a fait l’objet d’une rénovation d’urgence, réfection des toitures en tôle rouge, et doublage des façades miteuses par de jolis appareillages de briques neuves. Mais…
Mais ces trottoirs, pourtant refaits à neuf, sont si étroits et encombrés de gouttières, de plantations, d’escaliers… que tout le monde marche sur la route. Mais c’est novembre, le temps est gris, frais, voire froid, humide. Mais les rues boueuses des quartiers populaires, avec leurs gigantesques platanes bicentenaires qui les encombrent, pleurent leurs trottoirs inexistants et les tuyaux de gaz déglingués qui zigzaguent dans les airs sur d’improbables supports tordus. Mais les omniprésents et entêtants portraits du président et de son père, président aussi, attendent ceux du fils… Mais il y a ces groupes d’hommes jeunes, ces groupes de jeunes femmes, jamais au grand jamais rassemblés. Mais ce jeune Turc, qui lance un restaurant pour le compte d’une chaîne turque de kebab industrialisé dans la très élégante rue piétonne toute neuve, m’avoue qu’il s’ennuie à mourir, et attend le retour, libéré dans 5 mois. Mais cette brasserie avec musique « live », cave voûtée au bout d’un chemin de terre sans éclairage public tient plus du coupe-gorge que de Saint-Germain-des-Prés, avec sa chanteuse, fausse blonde et faux talent, qui braille de l’azéri dans une sono saturée… Je l’applaudis, bien seul, car il nous faut bien du courage à tous les deux, à elle pour chanter, à moi pour l’écouter!
Des deux étudiants azéris, parfaitement anglophones, qui ont voyagé pour leurs études et qui m’ont fait découvrir le lieu, l’un m’explique qu’il a une petite amie à Bakou, mais ne se sent pas prêt à fonder une famille. Leurs parents sont au courant, mais ils n’interviendront que lorsqu’il s’agira de demander le mariage. Quant à l’autre, aussi timide que le premier est à l’aise, il avoue, gêné, qu’il n’a pas de petite amie, et se fait charrier par son copain qui le traite de gai. La cruauté des jeunes n’a pas de frontière.
En trois quarts d’heure de vol, un Embraer flambant neuf me dépose à Bakou.
Le contraste est total et saisissant. Ganja, grosse bourgade qui s’extirpe difficilement du soviétisme caucasien, est la cousine pas si lointaine d’un Skopje de mon enfance, d’un Kamishlie, d’un Grozny d’avant la guerre, d’un Braila en Roumanie, d’un Duchanbé au Tadjikistan aujourd’hui. Bakou, en contraste, orgueilleuse cité du bord de la mer Caspienne, est riche de son rôle d’étape sur la Route de la Soie, puis d’un siècle d’exploitation pétrolière et de présence russe et européenne (les Nobel…). Elle est parcourue d’avenues brillantes et d’immeubles cossus, et se voit maintenant en clinquante Dubaï de la Caspienne. Boutiques élégantes, tours de verre et d’acier à la gloire du Dieu pétrole qui a fait Bakou, promenade luxueuse de bord de mer, rivalisant avec la Croisette, avec marchands de glaces et jeux pour enfants, arbres taillés au cordeau, McDonald et cinémas 3D, jeunes couples main dans la main et filles délurées, cheveux au vent et collants serrés…
Le Bakou médiéval est admirablement restauré; ruelles soigneusement pavées, palais, caravansérail et hammam refaits à neuf, échoppes de souvenirs sachant rester discrètes… et le linge qui sèche à tous les coins de rue un peu retirés.
Le Bakou du début du 20e siècle est une petite merveille architecturale, néo-classique ou art nouveau, très haussmanien ou Belle Époque, que certains joyaux soviétiques (le Présidium de l’Académie des Sciences) ne dépareillent pas.
Le nouveau Bakou est un petit Dubaï, les mêmes tours, les mêmes boutiques de luxe, les mêmes grosses cylindrées et 4x4 monstrueux. L’architecture est une course à la grandeur supposée, au tape-à-l’œil, mais au fond tellement prévisible, des tours avec comme seule originalité l’introduction de la ligne courbe – oh stupeur! – en plan ou en élévation. Mais un Dubaï front de mer qui serait adossé à une ville soviétique…
Et puis, façades illuminées à la chinoise, l’hôtel Hilton qui servilement se pare des couleurs nationales ; vert, rouge, bleu, et, plus créatif, le trio de tours de formes effilées qui le soir s’illuminent de motifs de flammes rouges et jaunes vivantes et virevoltantes, hommage aux feux de pétrole éternels de Bakou.
L’avenue de bord de mer, large de 6 voies, est un piège mortel pour le piéton qui tente de traverser. Plus en arrière, des avenues plus sages, architecture néo-classique un peu lourde. Et encore plus loin de la mer, une architecture soviétique qui n’a pas encore été retapée. La distance à la mer est inversement proportionnelle à la vitesse des voitures et à l’état des façades.
Dans les avenues chics, toujours les mêmes boutiques, les mêmes marques d’électronique et de vêtements d’un bout de la planète à l’autre. La mondialisation est en marche et la diversité de nos paysages urbains s’étiole encore plus vite que celle de nos forêts… Par curiosité, je pénètre dans une de ces boutiques de très belle mode pour hommes. La vendeuse est tirée à quatre épingles, aimable, mais ne parle ni anglais ni russe. Je m’enquiers du prix d’une chemise, elle me montre l’étiquette. J’ai beau chercher une virgule ou un point, je n’en trouve pas. C’est bien 320 manats, 500 $. Un demi-salaire moyen dans ce pays.
Un peu démoralisé, autant par le niveau des prix que par l’impression que ce monde si riche se rétrécit à toute allure, je ressors.
Une odeur de mouton grillé. Ici, dans les avenues chics du centre de Bakou? Le mouton grillé a une odeur à nulle autre pareille. Ce n’est pas le bœuf, dont l’odeur est âcre et masque à peine celle du charbon de bois, ce n’est pas le porc (tout à fait discret) ni le poulet (qui n’embaume que ce dont les épices le parent); avec le mouton, on sent la graisse, on sent la viande et l’eau vient à la bouche immédiatement, il n’y a rien de tel pour attirer le passant, c’est pourquoi dans tous les pays à moutons, les barbecues sont dans la rue. Cette odeur est la même qui était supposée apaiser les dieux, puis LE Dieu, tellement succulente qu’IL s’en contente, nous laissant, pauvres mortels, bâfrer la viande après qu’IL l’ait seulement humée.
Arpentant l’avenue et délaissant cette fois les horlogers suisses, tailleurs italiens et autres détaillants de smartphones américains ou coréens, je suis mon odorat, je m’approche, je chauffe, je brûle.
Bingo!
La gargote, il n’y a pas d’autre mot. Toute en longueur, 30 m², dix tables rondes hautes où l’on mange debout, pas de chaise, Un comptoir vitré au fond. Une tireuse de bière. Des pots pour les couverts (fourchette et cuillère, pas de couteau). Une armoire réfrigérée pour la vodka. Des affichettes bien nettes en azéri indiquent les prix de la quinzaine de plats, je déchiffre le pain (deux morceaux, 20 cents), la purée (35 cents)… je crois comprendre aussi que l’on doit éviter de téléphoner et de fumer. Au mur du fond, quelques paquets de cigarettes pourtant sont à vendre. Derrière le comptoir, on choisit parmi les plats; kebabs, riz, malossols (de gros cornichons), tomates…
Il y a foule dans l’établissement. Au moins 30 clients, rien que des hommes, Azéris, moustachus, mal rasés, casquettés, vêtus de blousons ou de costumes noirs. On dirait le public d’un bistro ouvrier dans les années 50. Sur ce petit monde règnent deux femmes de 45 et 65 ans, bien en chair, blondes, plus russes qu’elles tu meurs. Silencieuses, efficaces, elles font régner l’ordre et le calme, sourient peu, mais bien et franchement. On sent que leur établissement est une institution dans cette rue, qu’on a dû leur proposer des fortunes pour déguerpir et laisser place à Zara ou Swarowski, mais elles tiennent bon et proposent au petit peuple azéri mâle encore présent un repas succulent à trois manats, shotde vodka compris.
C’est ce que je paye pour deux kebabs au parfum divin, une grosse louche de purée de pommes de terre maison, un malossol coupé en tranche, une succulente tête d’ail confite dans le vinaigre… et un grand verre de vodka.
La babouchka virevolte, active, tire la bière, nettoie les tables, et sourit maternellement à ses clients fidèles, ces Azéris machos qui la respectent, lui obéissent au doigt et à l’œil et éteignent leur cigarette prestement si elle les attrape à fumer dans son établissement.
La dame plus jeune reste au comptoir, où l’on vient chercher sa commande que l’on rapporte sur son coin de table. Elle manipule un objet à moitié caché avec un bruit sec: un boulier! Un boulier brun foncé, qui a réalisé sans erreurs et sans batteries des millions d’additions d’un claquement sec. Une vieille calculette prend tranquillement la poussière sur l’étagère, elle sert, peut-être, en cas de désaccord...
Debout sur ces tables étroites, on sympathise. Un vieil Azéri, au visage typique, buriné, et beau, me quitte poliment. Il est remplacé par un autre tout aussi poli. Je le vois redécouper en quatre ses rondelles de malossol déjà pas très grosses. Il observe mon regard interrogatif et croit devoir s’expliquer, en azerbaïdjanais, mais je comprends: « Prothesi » fait-il en se touchant la mâchoire.
Je souhaite prendre une photo, du lieu, du boulier, des dames, mais elles s’y refusent énergiquement. En partant, je veux pourtant leur faire comprendre que j’ai apprécié le repas, et l’ambiance irréelle ici. Je leur demande si elles sont mère et fille, elles comprennent ma question, car il y a une vraie ressemblance, mais non, elles sont simples collègues.
Je repars un tantinet chancelant: c’était tout de même un grand verre… de vodka!
[1]« Ganja » est un surnom donné au pot, au hasch, à l’herbe… chez les Rastafari de Jamaïque
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