Tu travaillais fort à ta cabane de chats errants. Tu avais demandé à petit Paul de t’aider. C’est à lui que tu t’adresses quand tu as besoin d’aide. Nombre de fois, il t’a dépannée à te sortir de bancs de neige, à installer ton climatiseur, à poser des peintures aux murs… Cette fois, il avait accepté de t’aider à construire un abri pour chats.
Avec ta mère, tu étais allée faire la ronde des écuries dans ton bout de pays. Tu avais trouvé du foin ce qui n’était pas aussi bien que de la paille, mais urbaine, tu n’avais pas compris la différence.
Petit Paul était concierge de la bâtisse où il habitait. Dans le sous-sol, où se trouvait également le lavoir, il s’était organisé un atelier pour travailler. Ce soir-là, tu y étais pour fabriquer l’abri.
Vous avez dû travailler quelques heures, trois heures tout au plus, à coller, visser, déchirer, enduire, remplir de laine minérale et de foin cette future cabane pour chats. Vous avez été interrompus par une femme de 45 ans. Elle était dans cet entre deux âges ; trop vieille pour être encore fraîche à 30 ans, trop jeune pour être ménopausée à 55 ans. Elle vous avait interpellés d’une voix forte.
Petit Paul avait causé avec elle. Elle semblait surprise de voir qu’il était gentil avec elle, car elle avait l’habitude d’être malmenée. Elle avait cet air qui incite au rejet. Elle était comme un chat de ruelle, attachante, mais même affamée d’amour, elle ne pouvait que mordre la main des personnes qui la lui tendaient. Elle était, au fond, comme les chats pour lesquels vous faisiez cet abri.
En plus de sembler tout connaître sur tout, elle avait l’air de prendre votre cause à cœur, comme si elle se projetait dans ces rejetés de la vie. Elle en portait les cicatrices en tout cas : un air farouche, un regard coulissant, des mouvements furtifs, une curiosité exacerbée par une vigilance exagérée à savoir d’où viendraient les coups.
Tu te rappelles qu’elle t’avait tapé sur les nerfs avec son grand besoin d’attention, mais le malheur c’est que cet état causait justement l’effet inverse. Petit Paul lui avait demandé si elle avait besoin de quelque chose et elle était tout de suite repartie, gênée.
- C’est qui?
- Oh! Une locataire un peu fatigante. Quelquefois, les gens se plaignent d’elle.
- Elle se drogue?
- Non, pas plus que la moyenne des gens. Elle est juste un peu hippie.
- Mais à son âge, ça ne fait pas sérieux non?
- En effet! C’est peut-être pour ça qu’elle n’a jamais d’argent.
Vous vous étiez remis à l’ouvrage et aviez transporté la cabane dans ta ruelle envahie de chats errants. Tu ne pouvais te résoudre à les retrouver morts dans la neige au printemps, ou pire encore, qu’ils souffrent de faim, ou de froid sans pour autant agoniser.
Tu n’avais plus repensé à cette fille jusqu’à ce que petit Paul te demande si tu te souvenais d’elle. Bien sûr. Tu avais repensé à elle comme étant une personne chiante. Mais après, tu avais eu une pensée plus chaleureuse pour elle en te disant que si elle avait eu plus d’encouragements dans sa vie, peut-être qu’elle aurait été une personne plus appréciée aujourd’hui. Peut-être qu’il lui aurait suffi d’un meilleur amour de ses parents pour qu’elle se déploie de meilleure manière. Peut-être que chez elle aussi, il y avait eu une mère toxique qui lui avait coupé les ailes jusqu’à ce qu’elle devienne toxique à son tour et étouffe les autres avec ses névroses exaspérantes.
Tu demandes à petit Paul pourquoi il te pose cette question. Tu attends avec crainte. Il te répond qu’elle a été retrouvée dans la ruelle, dans le grand froid, près de la sortie de secours, pendue.
Tu le savais. Dès qu’il t’avait parlé de cette fille qui aurait pu être toi, tu l’avais pressenti. Même si tu avais été de tout temps obsédée par le suicide, tu en avais eu la prescience au moment même où tu l’avais rencontrée, ce soir d’automne parmi tant d’autres, dans un sous-sol d’Outremont.
Partagez sur
Commentaires