Tous les matins, Jiao s’offre un moment pour contempler le paysage par les grandes baies vitrées du restaurant où elle travaille.
Son point de vue en plongée est ahurissant. L’attraction vers le bas, irrésistible. Elle en a les jambes coupées quand elle s’y attarde un peu trop. L’impression d’immensité est d’une telle puissance du haut de cette grande tour qui tutoie les nuages.
Elle s’était laissée dire que le vertige est le propre de ceux qui ne sont pas tout à fait convaincus qu’ils n’iront pas un jour se jeter dans le vide. Une ânerie, sans doute, provenant de quelqu’un qui réfléchit trop. Depuis, pourtant, elle pense à ça chaque fois qu’elle s’approche des longues fenêtres verticales. Un client du restaurant qui l’avait remarqué, peut-être était-il un peu sot, un jour avait posé cette question sidérante : « Ça prendrait combien de temps, pensez-vous, avant de toucher le sol ». En tout état de cause, les doubles vitres montées sur de solides structures d’acier rendraient la chose infaisable.
C’est d’ailleurs un peu en raison de cet émoi que l’on fréquente assidûment ce restaurant si haut juché, encensé dans tous les guides gastronomiques. « Une fenêtre sur le ciel », avait écrit la critique d’un grand journal. « Les clients adorent et réservent leur table avec vue imprenable, un petit frisson qui ajoute à l’expérience d’une cuisine exquise par l’un des meilleurs chefs de l’heure. »
Le restaurant panoramique occupe tout l’étage, le fleuve qui coule d’un côté, les immeubles qui défilent de l’autre. Au loin, vers le nord, le grand parc dessiné par l’architecte-paysagiste Frederik Law Olmsted, avec ses plans d’eau, ses boisés et ses sentiers, fait le bonheur des citadins.
« On est au sommet du monde », disait Jiao, préposée au service du matin, en observant la grande chorégraphie réglée au rythme de l’éveil urbain. Des petites autos qui fourmillent dans tous les sens; des carrefours embouteillés; les néons des commerces qui s’allument presque tous en même temps après le repos de la nuit, sous la douce lumière matinale. Bientôt, la fureur de la ville reprendra ses droits. Mais ici en haut de cette tour, on se sent à l’abri, et on regarde toutes ces minuscules personnes qui vont et qui viennent, qui s’enfoncent dans de grands édifices ou qui s’en échappent, dans une intention, pour un but, vers une destination. Ils sont des milliers, des millions peut-être.
En cet instant même, des maîtres professent leurs savoirs, des prêtres confessent leurs ouailles, des infirmières soignent les corps meurtris, et des artistes chantent, peignent et dansent. À ce moment précis, un retraité prend des photos d’oiseaux dans le grand cimetière, une femme s’invite au yoga chaud parmi un groupe d’adeptes exsudant, une mère de famille dépose ses enfants à l’école et qui sait si elle ne va pas aussitôt rejoindre son amant. Tristement, aussi, une ado se jette sous une rame du métro.
Le catalogue des préoccupations humaines est sans fin. Imaginer tous ces gens se livrer à autant d’activités si diverses amenait Jiao à réfléchir sur sa place dans l’univers, son utilité, sa raison d’être. Oui, elle aurait pu guérir, militer, défendre, avoir des enfants, s’occuper des animaux, écrire. Voire tout cela à la fois. Vivre pleinement.
Jiao est encore jeune, elle ne sera pas serveuse toute sa vie. Mais quand elle entreprend quelque chose, aussi modeste qu’en soit la tâche, elle l’assume avec joie et conviction. Quand sa mère adorée est morte, trop jeune, Jiao avait à peine quinze ans. Elle se souvenait de ce qu’elle lui avait dit avant de quitter le monde : « Fais comme si chaque journée était ta dernière. Profite de la vie, Chaque jour doit être un grand jour. Qui sait ce que demain nous réserve. »
Au restaurant, les habitués la réclament, on veut Jiao. On aime sa bonne humeur, sa façon de louvoyer entre les tables. Elle est frêle, mais vive et jolie, et ses dents blanches et droites lui confèrent un sourire vertigineux. Et quand de ses mains fines et délicates elle dépose le café devant le client, on croit en la sincérité du geste.
Devant la conduite d’hommes parfois trop inconvenants, elle savait relever avec flegme ce qui fait partie des « affres du métier ». Elle désamorçait vite le goujat, en se braquant, les bras croisés, le regard droit, le sourire désarmant. La force tranquille.
Des Français de passage qui n’arrêtaient pas de faire des blagues l’avaient surnommée Miss Ylang-Ylang comme dans les Bob Morane. Jiao prend ce qui semble être un compliment, mais n’a aucune espèce d’idée qui est cette Miss Ylang-Ylang.
Bref, rien n’indique que ce jour de septembre ne sera pas tout à fait comme les autres jours pour Jiao Lin, avec sa routine et les petites surprises du quotidien sans conséquences.
Dans le quartier chinois où elle habite avec son père, sa grand-mère et ses deux petits frères, déjà les boutiques ouvrent aux premiers clients. On respire l’odeur du canard laqué, les effluves des bouillons qui deviendront soupes, et les dumplings du jour sont façonnés un à un sur les grandes tables enfarinées.
L‘appartement est petit, mais un jour, M. Lin achètera une grande maison en banlieue où il pourra recevoir ses petits-enfants. Son commerce de souvenirs rapporte bien. Pour l’instant, toutefois, il doit compter sur les revenus de Jiao au restaurant; il y a moins de touristes en cette période de l’année. M. Lin est un homme de principes, droit et fier, mais il sait faire preuve d’une tendresse, parfois surprenante, surtout quand il s’agit du bonheur de sa fille. Quand Jiao a vécu sa première peine d’amour, il l’avait emmenée à Paris, dans un hôtel de luxe, ils avaient même mangé dans un 3 étoiles. Cela lui avait coûté toutes ses économies.
C’est le début d’un jour nouveau. Le vent pousse les papiers qui virevoltent dans tous les sens. Des travailleurs s’engouffrent dans le métro, affrontant les néons blafards et les publicités criardes. Un rustre s’est lancé pour s’emparer du siège que Jiao s’apprêtait à occuper.
Dans l’ascenseur de la grande tour, des hommes et des femmes bien habillés échangent leurs parfums. L’uniforme de Jiao, gilet noir sans manche sur chemise blanche et nœud papillon, est propre et bien pressé, cela la rassure.
Jiao est dans une forme superbe. Sa vie personnelle va bien. Pas d’amoureux pour le moment, mais des prospects intéressants. Sa grande amie Kyra, une artiste-peintre magnifique qui a son atelier-galerie sur l’avenue Greene, exposera pour la première fois. Le vernissage a lieu ce soir ! On attend des centaines de personnes. Jiao y assistera bien entendu. Elle est aussi anxieuse que Kyra, les critiques d’art sont parfois très durs. Elle sera à ses côtés pour la défendre, au besoin.
Elle ne voudrait pas être en retard au travail. Elle ne l’a jamais été.
Les employés du restaurant forment une grande courtepointe de couleurs, de confessions, de langues, d’histoires, de drames. Des blancs, des noirs, des Cubains, des Pakistanais, des Chinois, des Marocains. Le chef est italien. Jack, un collègue, parle huit langues. Moïse Étienne a fui les tontons macoutes. Clara est sortie de prison il n’y a pas si longtemps; elle n’a que 25 ans et trois enfants. Un jour, Kader, le supérieur immédiat de Jiao, avait invité l’équipe des serveurs à la maison, il avait fait un couscous royal, tout le monde avait aimé.
Ce matin, on reçoit un groupe de gens d’affaires pour un séminaire sur les placements financiers. Des hommes surtout, dans leurs habits signés, mais aussi de jeunes entrepreneures élégantes et audacieuses. Jiao était très fière de voir cette nouvelle génération de femmes prendre petit à petit une place dans l’univers clos du Boys’ Club.
L’équipe est aguerrie. On est prêt. Le service sera, comme toujours, impeccable. Tout est en place et on peut respirer un peu avant le coup de feu.
Aucun appel téléphonique personnel n’est toléré pendant le service en salle, encore moins sur le téléphone fixe du restaurant. On fait exception parfois. Il s’agit peut-être une urgence. Au bout du fil, on insiste pour parler à « Mademoiselle Jiao Lin ». On précise que c’est important.
– Allo Jiao, c’est Kyra. Il faut que je te voie. Je vis un stress épouvantable. La nuit dernière, je n’ai pas dormi.
– Je suis au travail Kyra, et tu sais très bien que je ne peux pas me libérer.
– Tu sais le tableau sur lequel je travaille depuis des mois, je l’ai terminé. Je veux te le montrer. Maintenant. C’est ma plus belle réalisation à ce jour. C’est un grand format, très grand format. Tu vas être surprise. C’est la pièce maîtresse de mon exposition. Fais une folie pour une fois, prends la journée. Dis que tu ne te sens pas bien et viens à la galerie. Ça me rassurerait que tu sois là avec moi aujourd’hui.
– Impossible, tu le sais bien! Je suis en plein service, et puis ce matin on a un groupe de cinquante personnes, des gens dans la haute finance, de bons clients. On se voit ce soir, Kyra.
Jiao avait raccroché pour aussitôt appeler son père.
– Je pensais prendre congé, implorait-elle en mandarin, assurée que personne n’entendrait la conversation. Je suis au restaurant en ce moment. Kyra a besoin de moi, c’est important. Je n’ai jamais fait ça.
– Oui, vas-y, ma fille, prends ta journée, pour une fois...
– OK, mais tu disais qu’on avait besoin d’argent ces temps-ci.
– Je travaillerai plus fort au commerce aujourd’hui. Pour ta punition, tu feras la vaisselle toute la semaine, avait-il ajouté à la blague. La vie est courte, personne n’est certain de l’avenir... Profite de la vie. Quand je dis ça, je pense à ta mère.
Elle avait quitté le plancher en s’excusant auprès de Kader, son patron, abasourdi par une annonce si brusque, en lui promettant qu’elle lui expliquerait au retour. Dans un geste spontané, elle l’avait serré dans ses bras. Elle n’avait jamais fait ça auparavant. « Merci, Kader, je te revaudrai ça ».
Jiao se sent un brin coupable, mais l’amitié est encore plus forte. Ce sont des petits gestes comme celui-là qui l’entretiennent. Elle fera une surprise à Kyra. Son amie lui montrerait la fameuse toile dont elle était si fière. Peut-être même déboucherait-elle un petit Chardonnay bien frais. « Chaque jour doit être un grand jour », se répétait-elle.
Le métro est toujours aussi achalandé, Jiao voit les stations qui défilent une à une sans trop porter attention. Dans ses oreilles, des « oldies », Blondie, Nirvana, les premiers Beatles.
Entre un homme dans le wagon, totalement affolé. Une femme, plus loin, est visiblement en état de choc. Des passagers, qui ne comprennent pas, regardent par-dessus leur journal. Personne n’ose demander. Jiao, une fois à destination, n’est pas encore sortie de la station qu’un souffle âcre lui fouette le visage. Une file se dessine devant un téléphone public. Plus loin, un attroupement devant un magasin de télés. Un voile gris commence à couvrir le ciel et on entend le bourdonnement sourd des hélicoptères. Quelque chose d’anormal se dessine. Un mouvement inquiétant imprègne la ville. Jiao court de façon erratique. Sur ses lunettes, un film gris opacifiant. Seulement deux coins de rue avant d’arriver à l‘atelier de Kyra.
Derrière la vitrine de la galerie souillée de cendres suspectes, une immense toile fait six pieds sur six pieds. Une huile, hyperréaliste. Jiao y est en avant-plan, le sourire radieux, dans son uniforme de service. Elle porte un plateau de fruits. À ses côtés, des clients sourient et semblent discuter. On voit la ville en contrebas, de beaux nuages blancs et, au loin, un avion déchirant le ciel. D’un réalisme troublant. L’œuvre a été peinte d’après photo, un simple cliché que Kyra avait pris au restaurant, il y a quelques semaines à peine.
Jiao se presse à l’intérieur. Une équipe technique, qui avait commencé l’accrochage en salle pour le vernissage prévu en soirée, avait visiblement tout laissé en plan. Un escabeau renversé, des outils épars, un café encore fumant, les tableaux cordés contre les murs.
Au fond de la galerie, dans l’atelier de Kyra, des employés bouleversés fixent l’écran d’une grosse télé. Certains pleurent, d’autres se cachent le visage. Une émission en direct diffuse les images en boucle d’un avion qui vient de percuter la tour nord du World Trade Centre, quelques étages au-dessous du restaurant où travaille Jiao, au 106e étage. Tout le personnel et les clients y sont emprisonnés. On voit des gens qui agitent de grandes nappes blanches, ils auront réussi à fracasser les robustes fenêtres. Un employé en uniforme noir et blanc, un collègue de Jiao, abandonné à son sort, s’apprête à plonger dans l’inconnu. Kader, Moïse Étienne, peut-être Jack. On peut imaginer l’horrible dilemme. La douleur défigure le visage de Kyra. « Si seulement elle m’avait écoutée », se plaignait-elle, mortifiée, inconsolable. On a poussé le volume de la télé et les exclamations des commentateurs ajoutent à l’effroi.
À travers la porte vitrée, Jiao observe pendant un moment le désarroi du groupe.
« Mais qu’est-ce qui se passe au juste ? », crie Jiao Lin tout en s’introduisant dans la pièce, devant un parterre médusé.
Les 164 personnes, membres du personnel et clients, qui étaient présentes au restaurant Windows of the World au 106e étage de la tour nord du World Trade Centre, ont péri, en ce matin du 11 septembre 2001.
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