Il faisait chaud. Gros soleil. C’était un après-midi insouciant et léger comme mon pas et mon état d’esprit sur le chemin du retour entre la bibliothèque de quartier et la maison. J’avais 14 ans, l’été devant moi et mes livres sur les bras pour seule contrainte. Après avoir dépassé la banque, le bureau de poste et le café, j’ai attendu que le feu passe au vert à l’intersection de la grande avenue. RZ6375.
J’ai patienté. Patienté. Patienté suffisamment longtemps pour ressentir sur moi, un regard insistant. Pesant. Perçant le pare-brise. Ses lunettes. Rondes. Elles étaient bien rondes. Noires. Il avait un début de barbe. Noire aussi, oui. Des cheveux bouclés. Plutôt châtains foncés. Des yeux noirs. Comme des petites billes. Il faut croire que je l’ai bien vu me regarder. RZ6375.
Quand c’était mon tour, j’ai traversé la rue. Et je me suis mise à penser à mes bouquins fraîchement empruntés. À la bande dessinée futuriste de Yoko Tsuno. À ses prochaines péripéties intergalactiques. Aux deux romans de Judy Blume qui sait parler aux ados et qui dit les « vraies choses ». RZ6375. Au Journal d’Anne Frank aussi, cette jeune fille qui…
Psit!
J’ai tourné la tête vers la voiture à ma hauteur, en bordure du trottoir. RZ6375. Mêmes boucles. Même barbe mal rasée. Mêmes yeux. Même tête. Même mec. RZ6375. Même consternation de ma part face à cette sordide mise en spectacle de la part du conducteur, même mise en scène que celle de cet autre automobiliste qui s’était immobilisé deux semaines plus tôt devant ma sœur et moi à une intersection, nous debout sur le trottoir, lui exposé au volant de sa voiture. Mais cette fois-ci, ce n’était pas le même homme. C’en était un tout autre. Un autre! Le deuxième en si peu de temps. Était-ce le soleil qui les poussait à agir de la sorte? L’insouciance des lolitas en vacances? Et comme sur pilote automatique, je me suis souvenue des consignes de l’agent de sécurité de la ville. RZ6375. RZ6375. RZ6375. De ce qu’il m’avait bien dit de faire dans le cas fort peu probable d’une telle récidive. J’ai emmagasiné les détails, méthodiquement, délibérément, j’ai reconstruit la scène, au ralenti. J’ai compris comment le détraqué avait fait pour se retrouver maintenant à ma hauteur, face à moi. Pas sorcier. Il m’a repérée, a prévu sa trajectoire, calculé qu’il pourrait tourner, faire un virage en U, et se retrouver dans la bonne direction, ma direction, juste assez de temps pour incarner son sale personnage, s’émoustiller, s’activer, m’attendre. Attendre que je me retrouve tout juste à côté de son véhicule et psit!
Comme Yoko Tsuno, j’étais investie d’une mission : arriver chez moi RZ6375, le plus vite possible RZ6375. Tout dire à maman. RZ6375. Appeler la police. RZ6375 RZ6375 RZ6375. Mon cœur était un tambour. Mes livres, un rempart, un bouclier, une armure! Sans marcher, sans courir, j’ai pressé le pas dans la direction opposée à celle du véhicule. J’ai pris le chemin le plus court, le plus familier, le plus fréquenté et j’ai filé, filé, filé. RZ6375 RZ6375 RZ6375. Ce mantra m’a accompagnée pendant dix bonnes minutes et la gorge nouée, mes pensées et mon corps et mes intentions tout orientées dans la même direction, j’ai passé devant les maisons que je connaissais, et celle où dans la fenêtre était affichée une pancarte parents-secours rouge et blanche où l’on voit un enfant tenir une dame par la main et qui signifiait : « Dans ce foyer, tu trouveras refuge auprès d’un adulte bienveillant et bien intentionné en cas de danger ». J’ai préféré rentrer chez moi, ne rien oublier, mettre ça derrière moi. RZ6375 RZ6375 RZ6375.
« Ne t’inquiète pas ma chérie, les hommes qui s’exposent comme ça, passent rarement à l’action et ne vont pas t’attaquer. Ils veulent juste se montrer. Que tu les voies. Ce sont des exhibitionnistes… ». Je surfais sur ces paroles de ma mère datant d’à peine deux semaines, et je marchais, prête à courir s’il le fallait, en me retournant de temps en temps, m’assurant d’être en présence de gens et de me souvenir de la combinaison magique. J’ai longé le parc, l’école primaire, les courts de tennis. Mes livres contre moi, je répétais encore et encore mon leitmotiv. Le moment venu, une fois révélé, tout débloquerait. J’ai traversé la rue qui menait chez moi et j’ai cru apercevoir sa voiture au loin. J’ai couru, puis sonné, sonné, sonné.
– Maman, maman, c’est arrivé de nouveau!
– Mais quoi, quoi de nouveau? Qu’est-ce qui est arrivé?
– J’ai vu un homme, un autre homme s’exposer!
– Le même qu’il y a deux semaines?
– Non… un autre.
Consternée, ma mère me demande de tout lui raconter et cette fois-ci, c’est la police qu’elle appelle. Deux agents arrivent rapidement, me questionnent, veulent des détails : nom de l’intersection, description du type, couleur de sa voiture, heure de « l’incident », trajet emprunté. Ils me rassurent, me demandent si ça va mieux, et disent à ma mère qu’on va pouvoir le coincer, l’identifier, grâce à cette information : RZ6375.
La plaque d’immatriculation donne à la police tout ce dont elle a besoin pour localiser l’individu, un père de famille qui habite la même ville. Mes parents seraient-ils d’accord pour que j’aille l’identifier au poste, derrière une fenêtre teintée à effet miroir? Non. Ils jugent que cela risque de me traumatiser, et je suis soulagée. Apparemment, le suspect coopère et avoue son outrage. Mon père suggère aux policiers qu’on lui fasse suivre une thérapie, ou c’est la police qui l’oblige à en faire une, je ne m’en souviens plus. Au fil des mois, mes parents reçoivent des suivis réguliers au sujet de l’exhibitionniste pris « la main dans le sac ». Je mets l’incident dans « dossiers classés » dans une filière de ma mémoire.
Près de dix ans plus tard, par un beau matin estival, je suis en vacances en Sicile, avec une amie d’enfance. On se dirige vers la gare Centrale de Palermo pour une petite escapade touristique. Grande et brune, petite et blonde, on est dans la vingtaine, la tête pleine de rêves, et l’on sort du lot dans la cité italienne. « Allez, on passe plutôt par cette ruelle pour voir comment les gens vivent vraiment, au lieu de la grande avenue… », suggère mon amie. J’hésite. Il est tôt. Les rues sont vides. On ne connaît pas la ville. Bon, ok. On passe devant un groupuscule d’hommes qui discutent. Aucun commentaire, juste des regards silencieux et soutenus. On poursuit notre chemin. Et, une centaine de mètres avant d’arriver à la gare, adossé au pare-chocs avant de sa camionnette, fier et éhonté, avec son trophée dans une main, l’un des hommes croisés précédemment s’expose, et nous adresse des paroles suggestives dont je me souviens encore aujourd’hui.
Bras dessus, bras dessus, on presse le pas, on se serre l’une contre l’autre, et l’on se promet de ne prendre que les chemins directs et plus fréquentés, mais on ne devrait pas avoir en s'en soucier. Du haut de nos vingt ans et chaque année après, on devrait pouvoir prendre la ruelle qui nous chante et le raccourci qui nous plaît. Et surtout, il faudrait que chaque femme et chaque fillette puisse compter sur le respect et l'appui des garçons et des hommes, afin qu'ils nous laissent la voie libre, pour que l'on puisse à notre tour laisser libre court à notre insouciance, à notre expression féminine. Notre essence. RZ6375.
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