Une curiosité insatiable, une intelligence pluridisciplinaire et une vision moderne de sa profession, Aristide Beaugrand-Champagne, toujours affublé d’un nœud papillon à motifs, était tout sauf conventionnel.
L’architecte, dont les réalisations tranchaient avec le traditionnalisme anglo-saxon, fut visionnaire d’un temps nouveau – avide de formes et de matériaux avant-gardistes –, mais aussi un paysagiste inné, un historien infatigable et un archéologue autodidacte épris de nos origines et de celles des Premières Nations à Montréal. Né en 1876, il a habité à Outremont de 1922 jusqu’à sa mort en 1950.
Un concepteur en avant de son époque
Pas moins de 45 plans de bâtiments à Outremont portent la signature de l’architecte: des cottages, des duplex, triplex et conciergeries en plus de quelques ouvrages publics. On reconnaît sa signature par l’originalité des formes, la nouveauté des matériaux et le défi que présente ces réalisations pour l’époque. Les toits en pente abrupte du 645 Côte-Sainte-Catherine (Maison William E. William, 1929) et du 345 Bloomfield (aujourd’hui la Maison Aristide Beaugrand-Champagne, 1922, qu’il habita plusieurs années) étaient audacieux pour l’époque. L’architecte fut le premier à introduire le crépi blanc sur les bâtiments, un matériau nouveau qui faisait contraste avec les traditionnels revêtements de brique, comme ce fut le cas pour l’Hôtel de ville (rénové en 1928) et le Woodside cottage (792 Côte-Sainte-Catherine, recouvert de stuc blanc en 1931). On lui doit aussi le très beau chalet du parc Saint-Viateur, remarquable par son toit pentu, son revêtement caractéristique et l’élégance de ses formes, et, en plus modeste celui du parc Outremont.
À une enjambée de chez nous, une étonnante réalisation: l’église polonaise – à l’origine irlandaise, de là, les trèfles sur le dôme et les fenêtres – dédiée à St. Michael’s and St. Anthony’s sur la rue Saint-Viateur, dans le Mile End. Le grand édifice en forme de rotonde coiffé d’un dôme de 75 pieds de diamètre est à couper le souffle. L’architecte a été l’un des premiers au Québec à proposer le béton armé, comme ce fut le cas pour la construction de la remarquable coupole (1914-15). Un exploit qu’il répètera en 1922-23 avec l’église catholique Ste-Thérèse-d’Avila, qui deviendra la Cathédrale d’Amos, « une merveille de béton armé en forme d’igloo », selon le regretté Ludger Beauregard dans un article dédié à l’architecte.
L’expert n’était pas au bout de son souffle. Quelques années plus tard, il signait les plans pour l’édification du chalet du mont Royal (de 1928 à 1932), un magnifique édifice de style Beaux-Arts français, construit en pierre des champs, possiblement inspiré de sa formation d’architecte à Paris. Un monument d’histoire sous le vaste toit à deux versants, dédié au début de la colonisation, un thème cher à l’historien qu’il deviendra.
L’art au service du paysagement
Qui était ce concepteur hors norme? Déjà en 1726, on repère les Beaugrand-Champagne au Québec, qui ont, soit dit en passant, essaimé plusieurs Aristide au passage des générations. C’est le seul architecte connu. Il est né à St-Anicet d’une famille suffisamment cossue pour lui payer un cours classique au Collège Sainte-Marie, à Montréal, et des études aux Beaux-Arts de Paris. Selon certaines sources, il était déjà architecte, mais aussi paysagiste autodidacte au moment de son mariage en 1905, une spécialité qui le suivra durant des décennies. Les ingénieurs de la Ville d’Outremont, Jules Duchastel et Émile Lacroix ont vite repéré son talent et firent appel à ses conseils pour l’aménagement de nombreux parcs, notamment le parc Pratt dont il aurait planifié l’ensemble de l’agencement. Sans nul doute, il a imprégné le paysage d’Outremont de sa vision artistique. Il fit partie de la Commission d’urbanisme d’Outremont dès sa création en 1930. Rappelons que cette époque se déroule en terrain fertile avec un maire épris des espaces verts de sa ville, Joseph Beaubien. Parallèlement à son investissement dans l’aménagement paysager, A. B.-C., pour les initiés, mène de front des charges de professeur à l’École des Beaux-Arts et à l’École d’architecture de Polytechnique de Montréal « d’où émergent des créateurs qui contribuent de façon significative à l’histoire de l’architecture québécoise, dont Aristide Beaugrand-Champagne », selon l’historienne Claudine Déom.
Un archéologue autodidacte et un historien insatiable
L’étincelle, qui deviendra brasier, s’enflamme au moment où il découvre dans les sables de Lanoraie des fragments de poterie amérindienne. Sa découverte fait écho à celle d’ossements d’Iroquois qu’il aurait trouvés à Outremont, selon l’historien Robert Rumilly. La curiosité s’emballe. Il s’investit dans la recherche sur la culture des Iroquois. En 1916, il devient membre de la Société historique de Montréal dont il sera le président de 1941 à 1949. En parallèle, il élabore sa thèse sur le chemin d’Hochelaga et celle du deuxième débarquement de Jacques Cartier, non pas sur les rives du Saint-Laurent, mais par la rivière des Prairies. On lui attribue la représentation visuelle des deux itinéraires empruntés par Jacques Cartier en 1534 et 1535, qui enrichit les murs du chalet du mont Royal avec les toiles de plusieurs artistes québécois qui ont peint des scènes historiques du début de la colonie.
L’archéologue et historien veut aller plus loin. Il participe à la fondation de la Société des Dix en 1935, une académie d’historiens qui partagent leurs résultats de recherche. Le groupe publie le Cahier des Dix qui offre aujourd’hui un corpus de 600 articles sur l’histoire du XVIe au XXe siècle. Aristide Beaugrand-Champagne est l’auteur de 15 d’entre eux, résultats de ses recherches portant principalement sur le peuplement d’Hochelaga et les us et coutumes des Iroquois et des Hurons. C’est en allant présenter son dernier ouvrage à ses collègues, « avant d’arriver au tramway de l’avenue du Parc, qui se rendait en ville, à faible distance de chez lui, [qu’] il [s’affaissa], succombant à une attaque cardiaque », nous dévoile Ludger Beauregard dans son article Aristide Beaugrand-Champagne, architecte et historien. « Outremont venait de perdre un citoyen exceptionnel qui mérite de passer à l’histoire », conclut-il.
Un cas de figure que ce personnage libre de l’étau des traditions, avide d’innovations architecturales et en même temps insatiable quant à la connaissance des origines du peuplement en Amérique française et de la culture des Premières Nations avant nous. L’architecte, archéologue et historien que fut Aristide Beaugrand-Champagne a légué un riche héritage à Outremont et bien au-delà. Il est, à juste titre, considéré comme un des architectes les plus importants du XXe siècle au Québec.
Sources :Biographical dictionary of architects, 1800-1950.
Ludger Beauregard, Aristide Beaugrand-Champagne, architecte et historien, Mémoire vivante No 8, Automne 2007.
Ludger Beauregard, Société d’histoire d’Outremont, Répertoire des rues d’Outremont et leurs histoires, 2015.
Claudine Déom, Portrait de la pratique de l’architecture au sein du monde municipal québécois, 1870-1929, dalspace.library.dal.ca/handle/vol30_2_47_60
dictionaryofarchitectsincanada.org
Lise Jolin, Aristide Beaugrand-Champagne et le chalet du Mont-Royal, 2010, genealogieplanete.com.
Outremont 1875-2000, Société d’histoire d’Outremont, 2000
Robert Rumilly, Histoire d’Outremont 1875-1975, Leméac, 1975.
Nos remerciements aux sœurs Beaugrand-Champagne, Claire la photographe et Denyse l’historienne et généalogiste, pour nous avoir aidés à faire un peu de lumière sur la lignée des Beaugrand-Champagne au Québec.
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