D’entrée de jeu, convenons sans réserve ni ambiguïté que l’islamophobie est aussi odieuse que l’antisémitisme et toute autre conduite ou attitude hostile ciblant une classe d’humains au prétexte de sa religion, du teint de son épiderme, de son orientation sexuelle, etc.
Dans les jours qui l’ont suivie, la charge meurtrière du 6 juin à London (Ontario) contre une famille musulmane a provoqué partout au Canada une indignation vigoureuse et légitime; hélas, par un amalgame absurde, l’attentat a aussi suscité des critiques, certaines virulentes, de la Loi sur la laïcité de l’État (Loi 21), et à l’endroit du gouvernement du Québec, de l’Assemblée nationale et des Québécois. Or les contraintes de Loi 21 sur l’affichage de signes religieux manifestes, y compris dans la tenue vestimentaire, ne visent que les rares fonctions de l’État investies d’autorité, et uniquement lors de leur exercice; elles affectent de la même façon les fidèles de toutes confessions : musulmans, juifs, chrétiens, autres.
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Jusqu’à récemment, seuls des Québécois catholiques combattaient l’adoption du principe de la laïcité. Ailleurs au Canada, on a longtemps reproché au Québec d’être « infesté de prêtres », la formule consacrée étant « priest-ridden province ».
Dès 1960, des Québécois de langue française, dont Jacques Godbout et Maurice Blain (collaborateur à Cité libre proche de Pierre Trudeau), s’activèrent bénévolement, au péril de leur réputation voire de leur gagne-pain, à préconiser la laïcité de l’État et de ses institutions. Soucieux des effets néfastes, notamment pour la liberté de conscience, du pouvoir politique et de l’influence sociale de la hiérarchie et du clergé catholique, ces citoyens les combattirent avec persévérance, fermeté, dignité et courage. La seule opposition, dont la puissance dépassait nettement la leur, venait de catholiques, majoritaires au Québec.
Les temps ont changé. L’installation du crucifix en 1936 était d’inspiration religieuse; dernièrement, l’opposition à son enlèvement invoquait son importance patrimoniale, peut-être par nostalgie pour ce symbole d’un passé idéalisé mais révolu. Les adversaires acharnés de la loi sur la laïcité de l’État, où qu’ils résident, méconnaissent les mobiles à son origine et les moteurs de sa genèse – à moins qu’ils n’en feignent l’ignorance afin de dissimuler leur motivation pour accuser les Québécois, leurs législateurs et leur gouvernement de « racisme systémique ».
Nonobstant son contexte historique et le bien-fondé de son principe, il convient de s’interroger sur la pertinence, aujourd’hui, de la Loi 21. Compte tenu des circonstances, quelles considérations en ont justifié l’adoption? Ses contraintes répondent-elles aux besoins de la réalité sociale du Québec contemporain?
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Pour être équitable, la laïcité doit mettre l’État québécois à l’abri de l’influence de toute religion, non du seul catholicisme. Je n’ai connu aucun fondateur du Mouvement laïque de langue française (MLF), mais ceux évoqués plus haut, et d’autres, ne m’ont jamais paru anticatholiques ou antireligieux; de plus, j’ai fréquenté des catholiques croyants convaincus en plein accord avec leurs objectifs.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, plusieurs vagues d’immigration ont transformé le Québec en société multiconfessionnelle. Tandis que la grande majorité des Québécois « de vieille souche » ont abandonné le dogmatisme et les traditions rituelles devenues désuètes du catholicisme de jadis, de nombreux immigrants de confessions autres se sont établis ici, parmi lesquels des membres de sectes aux dogmes rigides, aux exigences rituelles contraignantes et aux comportements socioculturels dissemblables de ceux des Québécois. Certains usages et conduites auxquels ils tiennent entrent en conflit avec ceux de leurs voisins « de vieille souche », mais aussi de nouveaux venus de traditions socioculturelles et religieuses autres.
De nombreux réfugiés et immigrants arrivent ici meurtris dans des conflits de nature religieuse qu’ils ont fuis. On le comprend aisément, leurs souvenirs les portent à la crainte, à la méfiance, au ressentiment, à la rancune, voire à la haine envers les adhérents des religions ou des sectes auxquelles, à tort ou à raison, ils attribuent leurs blessures souvent de nature psychologique encore plus que physique. La Loi 21, je l’ai indiqué, n’est pas discriminatoire à leur endroit, mais leur est-elle préjudiciable?
L’objection la plus fréquente à la Loi 21 est son interdiction d’afficher un signe religieux dans l’exercice d’une fonction investie d’autorité, entravant de la sorte la réalisation des ambitions professionnelles de membres dont la confession l’exige ou l’encourage. Ne convient-il pas, cependant, de tenir compte de la terreur que peut provoquer le souvenir de ce signe parce qu’affiché ou porté dans le passé par un bourreau de la confession qu’il représente? Si on objecte qu’une telle terreur serait irrationnelle, l’obligation de porter un signe religieux, vestimentaire ou autre, ne l’est-elle pas tout autant? Le respect de la liberté religieuse doit-il être intégral au point d’écarter toute mesure pour protéger autrui, ou au nom du Bien commun?
Dans la cause du Syndicat Northcrest c. Amselem, la Cour suprême du Canada (CSC) a tranché dans l’affirmative. Dans son arrêt, cinq des neuf juges ont décrété que les chartes québécoise et canadienne protègent toute pratique religieuse qu’une personne exerce sincèrement « dans le but de communiquer avec une entité divine ou dans le cadre de sa foi spirituelle, indépendamment de la question de savoir si [elle] est prescrite par un dogme religieux officiel ou conforme à la position de représentants religieux […] Le demandeur qui invoque cette liberté n’est pas tenu de prouver l’existence de quelque obligation, exigence ou précepte religieux objectif. C’est le caractère religieux ou spirituel qui entraîne la protection, non le fait que son observance soit obligatoire ou perçue comme telle ». Ainsi, selon la CSC les chartes protègent une pratique dictée par une croyance sincère, même éphémère. À la lumière de son inspiration du moment, le croyant est donc l’unique interprète et l’ultime juge de l’étendue de sa liberté religieuse. Cet arrêt ne témoigne-t-il pas d’intégrisme libertaire?
Le premier article de la Charte canadienne affirme que les droits et libertés y énoncés « ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans les limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ». Son article 33 autorise toutefois le Parlement ou la législature d’une province à adopter une loi déclarant qu’elle a effet indépendamment de l’article 2 de la charte qui garantit la liberté de religion.
Certains – j’en suis – estiment que, même sans l’invocation de l’article 33, les restrictions de la Loi 21 sont raisonnables, que leur justification peut se démontrer « dans le cadre d’une société libre et démocratique ». Toutefois, à la lumière de ce qu’augurent, ensemble, l’obstination intransigeante de l’opposition à cette loi et l’arrêt de la CSC, et pour éviter le prolongement d’une situation mettant en péril la paix sociale, l’invocation de la disposition dérogatoire des chartes me paraît judicieuse.
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La laïcité de l’État a pour but de favoriser la cohabitation harmonieuse de citoyens de religions différentes ou sans religion aucune, dont, autrement, les uns ou les autres pourraient se sentir tenus d’imposer à tous leurs convictions et, dans la vie quotidienne, leurs exigences pratiques. La laïcité n’interdit aucune religion : elle prévient plutôt l’hégémonie d’une religion sur les autres. En insistant sur le respect de règles raisonnées de vie en société, elle soutient la bienveillance réciproque et favorise une paix durable entre citoyens de convictions aux exigences dogmatiques parfois incompatibles.
Pierre Joncas, auteur des Accommodements raisonnables entre Hérouxville et Outremont, Les PUL (Presses de l’Université Laval), Québec, 2009
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