PHOTOS LE JOURNAL D’OUTREMONT
Au téléphone, une voix radio-canadienne typique des débuts de la télé me répond. Le premier abord me laisse perplexe sur l'origine de cette grande dame issue des communautés francophones manitobaines qui porte fièrement son français impeccable. Liliane Le Grand est née et a grandi au Manitoba, à moins de 50 kilomètres de la frontière américaine. Elle discourt aussi habilement en anglais qu'en français, avec autant de conviction qu'un Henri Bergeron, animateur mythique des Beaux Dimanches de Radio-Canada durant deux décennies. Normal, c'est son frère. Elle est aussi la sœur de Léandre Bergeron, une force de la nature, tour à tour historien, linguiste, boulanger et écrivain, notamment auteur d'un Dictionnaire de la langue québécoise.
À l'aube de sa dixième décennie, Liliane Bergeron Le Grand nous ouvre une page d'histoire sur sa famille dont les ancêtres ont quitté la France, la Lozère, en 1891 pour refaire leur vie en terre canadienne. Elle nous raconte la route qui l'a menée de Saint-Lupicin à Outremont et qui a transformé son goût du théâtre en passion pour la peinture et les arts visuels.
Saint-Lupicin, Manitoba
Un petit village, presqu'un lieu-dit de quelques centaines de personnes. Une destination pour plusieurs Français qui ont traversé l'Atlantique à l'invitation du Canada qui, à l'époque, offrait gratuitement des terres pour développer le sud du Manitoba. Saint-Lupicin, du nom d'une ancienne commune du Jura, était voisin du village de Cardinal, où a enseigné l'écrivaine Gabrielle Roy. La famille de sa mère, les Bourrier, s’y installe en 1891. Sa mère, Rosalie, épousera plus tard le jeune Napoléon Bergeron et ils donneront naissance à une marmaille de 13 enfants, dont 11 survivront. « Tout le monde se connaissait dans le village. La communauté de quelques centaines de résidants partageait une passion pour la langue française, la religion et une très grande fierté pour la culture », se rappelle Liliane. Le Cercle Molière, le fameux théâtre de langue française créé en 1925 à Saint-Boniface, avait ses adeptes dans la famille Bergeron, notamment, Henri, Léandre et Liliane qui y interprèteront des rôles. Lors d'un séjour au Manitoba, le père Émile Legault, homme de théâtre québécois, aurait dit de Liliane : « nous en ferons une grande comédienne ! »
Du théâtre à la peinture
Il était hors de question à l'époque qu'une jeune fille de bonne famille s'exile seule à Montréal pour faire du théâtre. Après avoir tâté de la radio à CKSB, Saint-Boniface, Liliane abandonne son rêve de monter sur les planches, elle prend mari et pays. Avec le professeur de littérature Albert Le Grand, qui enseignera plus tard à l’Université de Montréal, elle s'installe à Kingston, Ontario. En 10 ans, elle aura cinq enfants et commencera à peindre avec son maître André Biéler, « en déployant ma créativité de l'intérieur » dira-t-elle. C'est en 1960 qu'elle déménage mari, famille et pinceaux au Québec, et choisit comme destination et asile la rue Bloomfield, en face du parc Outremont. Elle passera la majorité de sa vie à Outremont jusqu'à ce jour, entre rentrées scolaires, huiles et aquarelles, et bonheur de vivre. C'est avec la peintre Madeleine Boyer, sa voisine immédiate, qu'elle poursuivra sa quête créatrice. Mais c'est dans un ashram à Poona, en Inde, qu'elle fera durant trois mois, une exploration intérieure intense, méditations de toutes sortes, expérience de silence et d'infini. Ce qui ne l'empêchera pas d'avoir les pieds bien sur terre en travaillant avec son fils Bernard à des projets concrets comme La Maison Le Grand, reconnue pour ses fameux pestos depuis 30 ans.
Avec ses 89 ans bien sonnés (elle en aura 90 le 11 mars), Liliane Le Grand poursuit son chemin avec les arts. Tous les jeudis matins, elle fait les ateliers artistiques du YMCA et on retrouvera ses œuvres, encore cette année, au parc Saint-Viateur à l'exposition annuelle Au Parc les Artistes! Ses toiles aux formes colorées qui se juxtaposent ou s’entraînent en farandoles riantes témoignent d'un dynamisme personnel hors norme et d'une touchante joie de vivre.
Une femme entière
« Je n'en reviens pas quand je pense que j'ai presque 90 ans, c'est fou! » conclut-elle. La réalité la rattrape avec la perte d'amis très proches, comme tout récemment Rolande Royer, l'âme de la Petite Maison des Arts, coin Saint-Joseph et Saint-Urbain. « Ils et elles nous quittent, c'est naturel. Mais il ne faut pas vivre de tristesse. » Une femme entière, qui semble aller toujours au bout d'elle-même, totalement. Comme ses deux frères Henri et Léandre.
Quelques œuvres de Liliane Le Grand :
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