PHOTOS COURTOISIE DE L’AUTEUR ET ARCHIVES JOURNAL D’OUTREMONT
J’avais six ans. La Seconde Guerre mondiale avait éclaté un an plus tôt. Ma famille s’installa à Outremont au début de novembre1940. Comme presque tous les garçons demeurant sur le territoire de la paroisse Sainte-Madeleine, je fréquentai l’École Lajoie, avenue Champagneur.
De la première à la neuvième année, nous, enfants de langue française, en partagions les locaux avec nos copains de langue anglaise des paroisses Saint-Raphaël et Saint-Michael qui, elles, desservaient les catholiques de la municipalité. Les Frères de Saint-Gabriel enseignaient aux uns comme aux autres. À côté, sur l’avenue Outremont, à l’Académie Sainte-Madeleine, les Sœurs de Sainte-Croix instruisaient les filles de ces trois paroisses, elles aussi dans leur langue maternelle. Les deux écoles étaient séparées par un mur mitoyen, leurs cours de récréation par une haute clôture. Comme nous mangions tous chez nous, il nous fallait nous rendre en classe à pied deux fois par jour, le matin et l’après-midi, certains pouvant venir d’aussi loin que de l’angle des avenues North (aujourd’hui, du Manoir) au nord et Dunlop à l’ouest, à la limite du territoire de la paroisse.
Alors catholique lui aussi, le Collège Stanislas occupait l’édifice au 831 Rockland acheté de la compagnie de téléphone Bell. Devenue bloc de copropriétés, la bâtisse est toujours là, au nord d’un autre bloc de copropriétés là où se trouvait, à l’époque, une station d’essence Sunoco. Petit frère de l’institution parisienne du même nom, Stanislas de Montréal accueillait alors peut-être deux cents garçons d’Outremont, de divers quartiers de Montréal et des banlieues. Les fusions ne viendraient qu’environ soixante ans plus tard. Au début de l’année scolaire, les élèves et les professeurs de « Stan » assistaient à une messe du Saint-Esprit à l’église Sainte-Madeleine ; plus tard, la cérémonie se déroulerait dans la grande chapelle du nouvel édifice au 780, boulevard Dollard, où le collège emménagerait en 1942.
À cette époque, peu de familles disposaient de voitures automobiles. Cependant, tout étant à distance de marche, nous ne nous en portions pas plus mal : la lutte à l’obésité ne figurait pas parmi nos soucis ! Pour l’alimentation générale, il nous suffisait de nous rendre sur l’avenue Bernard chez Steinberg, repris par Les 5 Saisons, ou au A&P, presque en face dans un immense local à l’angle nord-ouest de l’avenue de l’Épée. De l’autre côté de cette rue, le bureau de poste du quartier occupait l’édifice où loge aujourd’hui la Caisse Populaire. Toujours sur Bernard, tout près de l’avenue Outremont et à côté de la Banque Canadienne Nationale (maintenant Banque Nationale du Canada), la boucherie Cameron offrait des coupes si tendres et des abats si succulents que, même après avoir quitté le quartier, les familles mieux fortunées continuaient d’y commander leurs viandes. À quelques pas, en direction de Champagneur, nous pouvions nous approvisionner en fruits et légumes chez Les Frères Young, aujourd’hui rendus sur Van Horne. Entre ces deux établissements, il y avait un magasin de variétés, Pinsonnault, et l’inoubliable, inénarrable « JH Larose, Quincailler Hardware », où, à chaque coup, le propriétaire épatait le client en repérant, dans le temps de le dire, le produit demandé au fond d’un fouillis indescriptible. Ces quelques noms n’épuisent évidemment pas la liste des commerces du quartier mais, pour moi, ils se détachent du peloton. Les plus jeunes trouveront peut-être cela incroyable mais, pour un sou chez Pinsonnault, je pouvais m’offrir un bâton fort ; un « cigare », une « pipe » ou une « chique » en réglisse ; deux « lunes de miel » ; deux palettes de gomme ; ou je ne sais quoi encore.
À l’année longue, tous les jours sauf le dimanche, à Outremont comme ailleurs, des charrettes tirées par des chevaux livraient à domicile le lait et le pain. Pendant l’été, elles livraient de la glace pour conserver la nourriture périssable. Encore rares, les réfrigérateurs coûtaient cher. À la saison chaude, donc, pour 25¢ un marchand itinérant en déposait un immense bloc dans le garde-manger intégré à un mur extérieur ou dans une glacière intérieure de la taille d’un frigo. L’hiver, on chauffait au charbon que, de son camion motorisé, un autre marchand itinérant déchargeait dans une soute. De là, il fallait le pelleter dans la fournaise pour remplacer celui qui était disparu par combustion en prenant soin, au coucher, de voir à ce qu’il y en ait suffisamment pour se rendre au lendemain matin.
Contrairement au stéréotype largement propagé déjà à cette époque, y compris par certains parvenus nouvellement établis dans le quartier et aspirant à grimper le plus vite possible l’échelle sociale, l’abondance ne régnait pas universellement à Outremont, non plus d’ailleurs qu’à Westmount. Il y avait de l’opulence, cela sautait aux yeux si l’on gravissait la colline de l’autre côté du chemin de la Côte Sainte-Catherine, mais, sur le territoire de notre paroisse, des coins de gêne, d’indigence, de misère même. Nous ne nous en rendions toutefois pas compte. À l’école, notre esprit vagabond s’abandonnait à de joyeux rêves et nous ne nous interrogions pas sur la fortune de tel compagnon au pupitre voisin ou de l’autre côté de la salle de cours. Agréable aux récréations et après les classes, nous l’imaginions tout aussi à l’aise que nous. Telle était, heureusement pour notre paix intérieure, notre naïveté innocente d’enfants vulnérables : de vrais soucis viendraient nous tourmenter bien assez tôt. Le recul des ans et l’expérience vécue nous permettent toutefois aujourd’hui de comprendre qu’il arrivât rarement à ce camarade sympathique de combler son appétit, et souvent d’avoir à endurer le froid de l’hiver dans un logement mal isolé et mal chauffé. Il ne s’en plaignait pourtant pas : sans doute était-il bien choyé par ses parents. Existe-t-il un don plus précieux pour un enfant ?
Pour nous vêtir et nous meubler, nous empruntions le tramway – normalement les lignes Van Horne, 96 ou 97, les trajets différant légèrement à l’extrémité sud – pour nous rendre sur la rue Sainte-Catherine et, après une correspondance, vers l’est chez Dupuis Frères, aujourd’hui disparu, ou vers l’ouest chez Morgan (aujourd’hui La Baie), Eaton (transformé en Les Ailes de la Mode), Simpson (La Maison Simons) ou, mais très rarement, le luxueux Ogilvy. La plupart de ces commerces livraient les objets lourds ou impossibles à transporter en tramway. Les lignes Van Horne partaient d’un terrain vague sur cette avenue entre Wilder (aujourd’hui Antonine-Maillet) et Hartland, pour virer vers le sud à Outremont, vers l’est à Bernard, et de nouveau vers le sud à l’avenue du Parc. Deux autres lignes desservaient Outremont. La première, la navette Van Horne (le 61) entre Hartland et le chemin de la Côte-des-Neiges avec, au toit, à chaque extrémité, une perche que le conducteur levait ou baissait, selon sa direction, pour saisir l’électricité au fil suspendu, environ un mètre et demi plus haut, à une série de poteaux de chaque côté de la rue. La seconde, la ligne Outremont (le 29), partant du quartier des affaires pour emprunter Bleury – avenue du Parc, Laurier, Côte Sainte-Catherine, Bellingham (maintenant Vincent d’Indy), Maplewood (maintenant Édouard-Montpetit), Decelles et, pour compléter le trajet, Queen-Mary jusqu’à Snowdon – où elle faisait demi-tour. Si ma mémoire est fidèle, en 1940 les titres de transport s’achetaient quatre pour 25¢ (adultes) et sept pour 25¢ (enfants).
Mes copains et moi, nous nous divertissions en pratiquant le sport de la saison. À l’École Lajoie, pendant les récréations du matin et de l’après-midi, quel que fût le mois et sauf temps inclément, c’était le « drapeau » dans la cour d’école. Peu importait le nombre de joueurs : nous nous divisions en deux « camps » de même nombre qui se rangeaient face à face. Un attaquant empoignait une tige de bois de deux centimètres et demi de diamètre, longue d’environ un mètre, enfoncée à plus ou moins 35° dans un socle à deux pas des défenseurs. Il devait emporter ce « mât » peut-être dix mètres plus loin sans se laisser toucher par un adversaire. Un essai réussi méritait un point aux attaquants et, raté, un point aux défenseurs. Les formations passaient de l’attaque à la défense à tour de rôle. Autrement, nous nous amusions sur la rue à des jeux improvisés : il nous suffisait, de temps en temps, de nous ranger pour laisser passer une voiture. À l’emplacement du viaduc de Rockland, qui ne surgirait que dans les années 1960, un passage à niveau décourageait le transit des véhicules à travers le quartier en les exposant à des retards imprévisibles et ennuyeux. De surcroît, respectueux des piétons, les conducteurs se montraient particulièrement attentifs aux enfants, réduisant de la sorte l’inquiétude des parents. À la saison chaude, nous pouvions jouer au baseball, « balle molle » ou « balle dure », sur un des losanges de l’immense Parc Rockland, ou encore au tennis dans un des terrains aménagés à cet usage : Bellingham (aujourd’hui disparu) presque en face de l’église Saint-Germain, Joyce, Garneau, Saint-Viateur, Roskilde. L’hiver, c’était naturellement le hockey. Chaque école était représentée par une équipe, celle de l’École Lajoie (le Rex), composée de petits « Français » et de petits « Anglais », étant, à l’époque, la plus puissante ; Claude Béland, plus tard grand patron des Caisses populaires Desjardins, en était un des joueurs . On organisait aussi des matchs entre garçons de 1e, 2e, 3e année, etc. Les parties se disputaient sur une patinoire aménagée dans un terrain vague appartenant à un monsieur Giroux, entre l’avenue Stuart et la ruelle qui la sépare de l’avenue Wiseman, en face de la cour de l’École Guy-Drummond alors protestante et de langue anglaise. M. Giroux mettait aussi son sous-sol à la disposition des enfants pour enfiler leurs patins avant de jouer et pour se rechausser avant de rentrer chez eux après la rencontre. C’était aux joueurs des deux équipes de déblayer ensemble, en camarades, la neige accumulée sur la patinoire, avant d’engager les « hostilités » sur la glace.
Tels, brossés à grands traits, étaient quelques aspects du paysage de l’Outremont de mon enfance dans les années 1940. Rien de spectaculaire n’y marquait la vie quotidienne, mais, moi et mes copains, nous étions heureux, souvent sans apprécier notre sort privilégié.
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Commentaires
Je suis impatiente de lire les autres épisodes de votre mémoire qui nous font vivre cet Outremont qui m'est personnellement inconnu.
Car il y aura une suite, n'est-ce pas ??