Jacques Cartier a-t-il aussi découvert Outremont ?
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- HISTOIRE
- Publication : 5 avril 2017
- Par Normand Lester, collaboration spéciale
L’année 2017 s’ouvre sur le 375 eanniversaire de Montréal. Mais l’île et sa montagne sont fréquentées par les Français depuis bien avant 1642. Le premier à y avoir posé le pied est le découvreur du Canada, Jacques Cartier, le 2 octobre 1535, plus de cent ans avant la fondation de Ville-Marie. Le Capitaine-général et Maître des vaisseaux de François 1er avait pour première mission de découvrir un passage nordique vers l’Orient et ses épices. Et aussi de trouver aux « Terres neuves » de fabuleuses richesses comme les Espagnols en avaient découvert au Mexique et au Pérou.
Côté fleuve ou côté rivière?
Accompagné de quatre gentilshommes et de 28 marins, Cartier a laissé l’Émerillon, son galion de 40 tonneaux, au lac Saint-Pierre pour remonter le fleuve avec deux barques vers le « pays d’Hochelaga ». Son récit1 indique qu’il est forcé de mettre pied à terre par l’impétuosité des eaux à proximité d’une montagne où il est accueilli dans l’allégresse par un grand nombre d’indigènes. Le lendemain, un dimanche, il visite leur bourgade palissadée établie sur le flanc de la colline qu’il nomme mont Royal.
Traditionnellement, les historiens situent Hochelaga du côté sud de la montagne, face au fleuve Saint-Laurent. Le gouvernement du Canada a même fait apposer une plaque près de l’entrée principale de l’Université McGill, site supposé d’Hochelaga —nommé site archéologique Dawson— pour commémorer ce lieu historique national2.
Depuis une centaine d’années, des révisionnistes, aussi bien historiens, qu’indianologues, encore minoritaires aujourd’hui, interprètent différemment la relation que Cartier fait de son séjour sur l’île. Selon ces derniers, il serait plutôt arrivé par la rivière des Prairies3. L’archiviste Montarville Boucher de la Bruère proposa cette thèse pour la première fois dans une conférence, en octobre 1917. Mais son principal porte-étendard fut l’Outremontais Aristide Beaugrand-Champagne qui plaçait Hochelaga dans notre arrondissement.
Selon Beaugrand-Champagne, le grand village iroquoien se situait sur le plateau qui va de l’entrée du cimetière du Mont-Royal jusqu’au promontoire qui surplombe le côté sud de la rue Maplewood, entre les avenues Pagnuelo et McCulloch. La présence d’une source d’eau était le critère primordial pour choisir l’emplacement d’une agglomération autochtone. Le ruisseau d’Outremont, aussi appelé ruisseau Provost, abreuvait la bourgade. Il coule encore aujourd’hui à travers le parc d’Oakwood et les jardins de voisins avant de disparaître dans les égouts, derrière la Maison-mère des Sœurs missionnaires de l’Immaculée-Conception. Jadis, il se déversait dans l’étang du parc Outremont avant de poursuivre son cours jusqu’à la rivière des Prairies.
Réalité ou hypothèse?
Comment Aristide Beaugrand-Champagne4 et les partisans de sa thèse en arrivent-ils à cette conclusion à partir du récit de Cartier et de certains de ses compagnons? Ils expliquent d’abord que l’explorateur a suivi des canots amérindiens qui étaient allés à sa rencontre alors que ses barques longeaient la rive nord du Saint-Laurent. Ils l’auraient conduit dans la rivière des Prairies, voie de passage habituelle entre le fleuve et la rivière des Outaouais. Les barques des Français auraient donc accosté à Ahuntsic, dans une petite baie située vis-à-vis l’actuelle rue Meunier, là où se jetait le ruisseau Provost, juste avant le Gros Sault, aujourd’hui Sault-au-Récollet, qu’ils ne purent franchir. De là, à l’invitation de leurs hôtes, les Français se dirigèrent vers la montagne et son village.
Aristide Beaugrand-Champagne affirme que l’emplacement d’Outremont correspond parfaitement à la description que Cartier fait du trajet suivi pour s’y rendre; 2 lieues marines [9 kilomètres], s’ils partent de la rivière des Prairies. Alors que, s’ils partent du Saint-Laurent, tous les emplacements d’Hochelaga sont à moins de 4 kilomètres du fleuve. Comme le note Aurélien Boisvert5 : « il est difficile de se figurer, entre la montagne et le fleuve, un endroit où il y aurait eu de ‘grandes campagnes’ à deux lieues du rivage alors que, entre elle et la rivière des Prairies, la plaine ne manquait pas. Enfin, il est curieux que Cartier passe sous silence la longue montée à partir de la rivière Saint-Martin s’il est parti du pied du courant Sainte-Marie ou s’il ignore les marécages de la rivière Saint-Pierre, s’il est parti à pied des rapides de Lachine. »
La carte dite « du Dauphin » attribuée au géographe Pierre Desceliers, dessinée vers 1546, d’après le voyage de 1535, identifie explicitement le « premier sault » que les Français n’ont pu franchir et où ils ont accosté au lieu dit « St Malo », sur la rive sud du cours d’eau. L’interprétation la plus évidente de cette carte est qu’il s’agit de la rivière des Prairies. On y distingue le mont Royal et, sur son versant nord, les palissades d’Hochelaga. La carte est aussi révélatrice du fait que Cartier ne sait pas qu’il est sur une île. Le mont Royal est une colline à trois sommets et il est impossible, à partir de l’un d’eux, d’avoir une vue à 360 degrés et donc de découvrir son insularité.
Du sommet d’Outremont, Cartier peut distinguer, sur sa gauche, la partie ouest du lac Saint-Louis et le lac des Deux-Montagnes et penser qu’ils sont dans le prolongement de la rivière des Prairies. Ses guides autochtones lui font comprendre qu’il y a trois saults sur cette rivière. On l’a parfois appelé « la rivière aux trois saults »: Sault-au-Récollet, Sault du Cheval-Blanc et Sault du Hollandais. Des deux autres sommets du mont Royal, ceux de Montréal et de Westmount, aucun sault n’est visible sur le Saint-Laurent, ni au courant Sainte-Marie ni aux rapides de Lachine.
« ... Nous voyons le fleuve au-delà du lieu où étaient demeurées nos barques, où il y a un saut d’eau, le plus impétueux qu’il soit possible de voir; lequel il ne nous fut pas possible de passer et nous voyions ce fleuve aussi loin que I’on pouvait regarder, grand, large et spacieux, qui allait au sud-ouest et passait auprès de trois belles montagnes rondes, que nous voyions, et nous estimons qu’elles étaient à environ quinze lieues de nous. »
Cette description de Cartier semble suggérer qu’il observe le fleuve Saint-Laurent à partir du sommet de Montréal et qu’il décrit les monts Saint-Bruno, Saint-Hilaire et Rougemont. Pourquoi alors, ne mentionne-t-il pas la quatrième « montagne ronde », le mont Saint-Grégoire, se demande Aurélien Boisvert? Beaugrand-Champagne observe que si Cartier regarde vers le nord et l’ouest du sommet d’Outremont, il distingue les trois collines d’Oka près du lac des Deux-Montagnes qu’il appelle « le fleuve ».
Pour faire avancer l’hypothèse de l’emplacement d’Hochelaga dans le haut d’Outremont, on pourrait sonder le terrain du parc Oakwood, là où passe le ruisseau Provost qui, selon Beaugrand-Champagne, coulait à l’intérieur de la palissade entourant le village. Situé sur l’avenue Roskilde, le parc mesure environ 55 mètres par 53. Un terrain de tennis couvre une bonne partie de sa surface. Le ruisseau coule hors terre sur une distance d’environ 40 mètres. L’endroit paraît se prêter à une opération de télédétection de surface avec un appareil de géoradar (radar à pénétration de sol) portable de la grosseur d’une poussette. Marc Richer-LaFlèche et Yves Monette de l’Institut National de la Recherche Scientifique ont procédé à une étude semblable en 2007, sur le site archéologique du Parc du Sacré-Cœur de Charlesbourg à Québec. M. Richer-LaFlèche explique que la technologie de détection s’est grandement améliorée depuis. Son grand intérêt est qu’elle serait sans effet sur l’environnement physique du parc et d’un coût abordable. Il y a aussi, à proximité, d’autres espaces publics ou semi-publics qui pourraient être « auscultés ». Hochelaga avait selon Beaugrand-Champagne un diamètre de 300 mètres.
S’il s’agit de l’emplacement d’Hochelaga, le fait que le site n’ait pas été occupé avant de devenir un parc, est un avantage certain pour rechercher des artefacts. De multiples occupations superposées et entremêlées rendraient l’acquisition et l’interprétation des données difficiles. Le bioarchéologue Robert Larocque estime que si le parc d’Oakwood se trouve sur le site d’Hochelaga, le géoradar pourrait détecter des structures d’habitations, des foyers, des sépultures et même des objets plus petits s’ils sont en amas ou regroupés de façon serrée.
À quand des recherches au parc Oakwood?
Membre fondateur de la société d’histoire d’Outremont, l’architecte Pierre-Richard Bisson et ses associés ont réalisé, en 1993, le rapport synthèse « Outremont et son patrimoine » pour la municipalité et le Ministère des Affaires culturelles. Après avoir détaillé sur plusieurs pages la thèse de Beaugrand-Champagne, il signalait avec une pointe de regret évidente « qu’elle n’avait jamais fait à ce jour l’objet de vérification de la part des gouvernements ou des organismes pouvant disposer de moyens nécessaires à la conduite de fouilles archéologiques dans le secteur désigné ». L’approche décrite plus haut pourrait de façon non intrusive et économique apporter les premiers éléments de réponse à la question centenaire posée dans le titre de cet article alors qu’on se prépare à commémorer la fondation de Montréal.
L’énigme outremontaise |
1 Brief récit et succincte narration de la navigation faicte es ysles de Canada, Hochelaga et Saguenay [...], Paris, Ponce Roffet dict Faucheur & Anthoine le Clerc frères, 1545.
2 En 1860, après avoir analysé des artefacts et des squelettes découverts au cours de travaux d’excavation dans le secteur, le principal de l’université McGill, John William Dawson, a conclu qu’Hochelaga se trouvait entre les rues Mansfield et Metcalfe, au nord du boulevard de Maisonneuve. Plusieurs spécialistes mettent maintenant en doute les conclusions de Dawson. Selon l’archéologue Bruce Trigger, le site Dawson serait trop petit pour correspondre à Hochelaga, un village iroquoien de 1500 à 2 000 habitants. Et la présence d’objets de métal (fer et cuivre) révèle une occupation postérieure à l’arrivée des Européens. Aristide Beaugrand-Champagne croit qu’il s’agit d’un campement algonquin de 1646.
3 La rivière des Prairies ne tire pas son nom d’un environnement plat et verdoyant, mais du patronyme d’un compagnon de Champlain. C’est dans la Relation des Jésuites de 1637, qu’on trouve le récit de la mésaventure d’un « certain Français nommé des Prairies » qui s’engagea par erreur dans la rivière qui portera son nom, en pensant qu’il s’agissait du fleuve Saint-Laurent (comme Cartier?). Dans le récit du voyage qu’il fit sur l’île en 1610, Champlain évoque ce compagnon sous les traits d’un jeune homme de Saint-Malo, plein de courage ». L’histoire n’a pas retenu son prénom.
4 BEAUGRAND-CHAMPAGNE, Aristide. « Le chemin et l’emplacement de la Bourgade d’Hochelaga ». Les Cahiers des Dix, 12 (1947), p. 115–160. http://www.ourroots.ca/toc.aspx?id=9009&qryID=1b4a4acb-c4d6-4656-8c56-8ba41bbda3e2
5 Boisvert, Aurélien. Jacques Cartier au Gros-Sault. Cahiers d’histoire du Sault-au-Récollet. http://www.citehistoria.qc.ca/uploads/6/7/7/6/6776200/no2-chsar-automne_1991.pdf
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