Le Journal d'Outremont vous encourage à nous communiquer vos lettres d'opinion. La rédaction se réserve le droit d'éditer les textes qui lui sont soumis pour en faciliter la lecture et la compréhension. Ne seront retenus que les textes sur des sujets pertinents, utilisant un langage non-discriminatoire, non-injurieux et écrit dans un français correct. Le Journal d'Outremont se dégage totalement des propos publiés et n'assume aucune responsabilité quant à leur contenu. Vous pouvez nous communiquer votre missive par courriel en y indiquant votre nom et votre adresse, même si celle-ci ne sera pas publiée à info@journaloutremont.com. Les lecteurs pourront réagir à un propos en cliquant sur Ajouter un commentaire.
L’Histoire de l’Occident l’illustre, l’intransigeance de chefs religieux – chrétiens, juifs, musulmans – a souvent entraîné des conflits entre fidèles de religions différentes, entre coreligionnaires de confessions distinctes, et entre sectes d’une même confession. Métamorphosée en fanatisme, l’intransigeance présage et provoque la guerre. Ce rappel réprouve non la religion mais l’intégrisme religieux, condamne non la bienveillance pastorale mais l’appel au combat au nom de l’orthodoxie. Quels que soient leurs mobiles, il arrive à des chefs intransigeants, religieux comme non religieux, d’éveiller, de cultiver et d’exploiter le ressentiment, la haine et la rage de désespérés qui s’en défoulent dans l’agression et la violence.

Peu de personnes adhèrent consciemment, donc librement, à une religion. Pour l’immense majorité, leurs parents l’ont choisie pour eux et, devenus adultes, les enfants la mettent rarement en question. Elle se transmet ainsi de génération en génération. En contester les dogmes, en transgresser les traditions, faire fi de ses rites peut entraîner l’exclusion et, au dire de certaines autorités, une éternité de souffrances infernales plutôt que de félicité céleste après la mort.
Difficile de libérer l’imagination d’un tel amalgame de représentations hallucinantes et intimidantes. Le croyant qui y parvient peut cependant vivre sereinement avec sa foi s’il sait distinguer son croire de son savoir et se plier aux données vérifiées du su quand elles contredisent les visions invérifiables du cru.
La paix est possible entre voisins de religions aux pratiques discordantes si les fidèles des unes et des autres s’abstiennent de conduites provocantes. Est-il aberrant, toutefois, de compter que les nouveaux venus reconnaîtront et respecteront les lois, les règlements, les us et les coutumes de la société qui les accueille, et de compter qu’ils s’y accommoderont? Pourtant, la Cour suprême du Canada (CSC) a décrété que, au contraire, les chartes du Québec et du Canada imposent à la société d’accueil le fardeau d’assouplir ses lois, ses règlements, et jusqu’à son régime de contrats pour accommoder les pratiques religieuses non conformes.
Il importe de s’interroger sur la nature et l’ampleur de cette obligation. Dans un jugement majoritaire à cinq contre quatre, rédigé par le juge Frank Iacobucci dans le litige Amselem c. le Syndicat Northcrest1, la CSC a décrété que « [c]’est le caractère religieux ou spirituel d’un acte qui [en] entraîne la protection, non le fait que son observance soit obligatoire ou perçue comme telle » (mon italique). Selon le même jugement, la protection des chartes s’étend aux pratiques religieuses dictées par toute croyance sincère, fût-elle éphémère. Aussi, selon la CSC, ce serait diminuer la liberté du croyant que d’en exiger, pour démontrer sa sincérité, « la preuve des pratiques établies d’une religion ». Bref, on circonscrit soi-même les limites de sa liberté religieuse, et celle-ci possède une élasticité illimitée. Cette doctrine vaut d’ailleurs pour les membres de la société d’accueil comme pour les nouveaux venus.
Vu qu’à elle seule la sincérité du croyant exige des accommodements, pourquoi des particuliers comme des sectes de toutes confessions ne pourraient-ils pas en exiger pour des pratiques prétendument sincères, mais malsaines? Fondé sur une conception de la religion définie subjectivement et extensible à l’infini, ce jugement de la CSC, tel que formulé, ne prévoit aucun garde-fou : au nom de fantaisies que l’on n’a pas encore imaginées, il permet de circonvenir aux lois, aux règlements, aux contrats et risque ainsi de provoquer de sérieux troubles et de graves désordres.
La liberté de religion, me semble-t-il, ne saurait être absolue : elle a des limites qu’il importe de circonscrire avec discernement.
Cependant, vu les contraintes de la doctrine sous-jacente à ce jugement de la CSC, la solution au problème des rapports à Outremont entre la minorité hassidique et la majorité exigera de l’adresse et du tact, et de la patience, à tout le moins jusqu’à sa modification éventuelle par une jurisprudence mieux éclairée ou l’invocation, éventuelle elle aussi, par l’Assemblée nationale de la disposition dérogatoire (« clause nonobstant ») de la charte canadienne.
Le Conseil de notre arrondissement réglemente le bâtiment, le zonage, etc. Il arrive que ses ordonnances soulèvent des protestations et provoquent des contestations judiciaires, surtout de la part de hassidim. C’est pourtant son devoir que de promulguer des règlements à la lumière de considérations esthétiques, entre autres, pour pérenniser l’élégance de l’espace public et du parc immobilier, notamment du parc résidentiel; c’est le devoir du Comité consultatif d’urbanisme (CCU) que de formuler des recommandations pour la protéger et la perpétuer.
Les chefs de la communauté hassidique et leurs procureurs ont récemment invoqué je ne sais quel argument – la doctrine de l’obligation d’accommodement religieux peut-être? – pour faire capituler, le 2 mars dernier, l’administration Tomlinson à leur demande de permis pour l’aménagement d’une synagogue en plein secteur de restauration, malgré le résultat pourtant clair du référendum du 20 novembre 2016.
La concorde à Outremont dépendra non seulement de l’issue de ce projet mais, à plus longue échéance, de la disposition des chefs de la communauté hassidique à encourager leurs coreligionnaires à s’accommoder raisonnablement à des lois, des règlements, des us et des coutumes depuis longtemps enracinés chez la majorité auprès de laquelle, à partir de la fin de la Seconde Grande Guerre, ils ont choisi de continuer leur vie.
Outremont est une société multiconfessionnelle de chrétiens, de hassidim, de quelques personnes de traditions autres et de nombreux laïcs ne professant aucune religion. Consentir, comme certains le revendiquent, à l’aménagement de l’espace public et à la réglementation des comportements selon les exigences des chefs d’une religion, fût-elle même majoritaire, instituerait un régime théocratique pour les membres de cette religion à côté d’un régime laïque pour tous les autres, multipliant et aggravant de la sorte les occasions de conflit. Dans le jugement portant sur la cause Amselem c. le Syndicat Northcrest, la CSC a dissocié la liberté de religion de la responsabilité envers autrui; de plus, vu le contexte, elle a ouvert toute grande la porte à l’impérialisme religieux colonisateur et à l’obscurantisme.
La foi religieuse ne repose pas sur des faits avérés et reconnus universellement. Toute religion est fondée sur une tradition orale ou écrite, ou les deux, à laquelle adhèrent les fidèles persuadés par des témoignages qu’ils estiment dignes de confiance. Les obligations concrètes qu’elle ordonne peuvent différer de celles prescrites par d’autres religions. Si l’on tient à éviter les conflits là où, comme à Outremont, plusieurs religions se côtoient, il faut, pour réglementer la vie en commun, recourir à des considérations objectives que tous peuvent reconnaître, mais surtout à la raison.
Les décisions réglementant les comportements dans notre arrondissement sont prises, après débat, par le Conseil à la majorité des voix. Une saine discussion éclaire un problème pour permettre l’entente sur une solution grâce à un large consensus. Cela exige la volonté, de la part de tous, de comprendre le point de vue des autres. À Outremont, cependant, le devoir, décrété par la CSC, d’accommoder tous azimuts les convictions religieuses a mis entre les mains des chefs de la minorité hassidique un puissant atout qu’ils invoquent à répétition; dans l’avenir, ce pourrait les chefs d’une autre confession. L’administration Tomlinson, elle, y trouve un prétexte commode pour abdiquer sa responsabilité de défendre l’intérêt général, y compris celui des générations à venir.
Impossible d’imposer la bonne foi, la bonne volonté et le savoir-vivre. Si les chefs hassidiques ne se font pas un point d’honneur de les pratiquer et si, comme certains de ses prédécesseurs, notre maire continue de croire pouvoir les y acheminer par la complaisance, Outremont est condamné à endurer, pendant longtemps encore, des conflits tels ceux que nous connaissons depuis plus d’une décennie.
Pierre Joncas
Auteur des Accommodements raisonnables entre Hérouxville et Outremont, Les PUL (Presses de l’Université Laval), Québec, 2009
Partagez sur
Commentaires